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Refuge Oméga – Les fictions d’une ville japonaise

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Refuge Oméga – Les fictions d’une ville japonaise
Type de projet
Tryptiques / Installations

Partenaires
FEMIS / Idrissa Guiro / Sophie Houdart

Concepteur
Mélanie Pavy

Lieu
Fukushima, Japon
Milieux
Dans l’air / Immatériel

Catégorie
Arts & Philosophie

Type de projet
Création artistique

Modalité d'adaptation
Se relier à l’invisible / Créer des brèches / Ressentir / Rêver / Éprouver / Être sensible

Page du projet

Le contexte

La catastrophe nucléaire de Fukushima

Le 11 mars 2011 la ville de Fukushima au Japon est frappée par un violent tsunami survenu suite à l’apparition d’un séisme de magnitude 9,1 sur la côte Pacifique du Tohoku. Plus de 600 km de côtes sont touchés mettant en péril de nombreuses villes côtières et territoires plus reculés. L’eau s’est propagée jusqu’à la ville de Fukushima et n’a pas épargné sa centrale nucléaire. L’inondation des réacteurs causa l’explosion de trois d’entre-eux, exposant les habitants à des radiations très dangereuses et difficilement quantifiables. Cet accident nucléaire est alors classé au niveau 7, le plus important depuis celui de Tchernobyl en 1986 alors que le territoire était déjà exposé aux radiations nucléaires depuis 1945.

Si le séisme et le tsunami ont causé de nombreux dégâts matériels, humains et environnementaux largement visibles;  ce désastre nucléaire inscrit ses conséquences dans un temps plus long. Plus de 2000 réfugiés et personnes décédées prématurément sont alors considérées comme des victimes de cette catastrophe nucléaire.

L’exposition de Fukushima aux radiations nucléaires a rendu la plupart des territoires inhabitables, les cultures et sources d’eau inexploitables causant l’évacuation de nombreuses populations. C’est le cas du village agricole de Tôwa, situé à cinquante kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi, un village devenu imperceptiblement hostile par la contamination radioactive. Quant aux écosystèmes subissant quotidiennement l’exposition aux radionucléides, ils ne cessent de s’affaiblir, tandis qu’au contraire, d’autres s’acclimatent.

Exporter une ville et sa population : le projet du gouvernement japonais

Désertés après la catastrophe, la ville de Fukushima et ses alentours présentent une atmosphère fragile et peu rassurante. Les habitants les plus chanceux, marqués par ce désastre nucléaire, sont allés chercher refuge dans d’autres régions du Japon et du monde, tandis que beaucoup d’autres ont été contraints de rester sur place, confrontés aux dangers de l’irradiation. Au moment des faits, le gouvernement a procédé à une évacuation tardive des populations touchées par la catastrophe, et malgré une proposition d’aide au logement, beaucoup des habitants ont dû rester sur place.   

C’est dans cette dynamique de fuite que le gouvernement propose avec l’aide d’entreprises privées un plan de construction d’une bulle japonaise au sud de l’Inde, dans la banlieue de Chennai. Oméga, cette zone résidentielle imaginée pour l’élite japonaise vise alors à exporter une ville entière à l’étranger afin de l’éloigner d’un risque que représente l’irradiation.

Les concepts clés

Mélanie Pavy, la fascination pour la catastrophe

L’artiste, cinéaste et chercheure française Mélanie Pavy s’immerge au cœur de la culture japonaise dès la co-réalisation de Cendres, son premier long-métrage, aux côtés de Idrissa Guiro. Elle séjourna pour l’occasion à la villa Kujoyama de janvier à juillet 2012, quelques temps après la triple catastrophe de Fukushima. C’est alors qu’elle développe ses recherches sur la catastrophe nucléaire et s’intéresse à la notion de perte du monde et sa dimension imperceptible. Elle retournera ensuite régulièrement sur ces lieux aux côtés du collectif d’artistes et scientifiques français Call it Anything qui enquête notamment sur la vie post-catastrophe à Fukushima. Son attachement au Japon lui permit de progresser au sein même de ce qui fera l’objet de sa thèse dans le cadre du programme doctoral SACRe au sein de la FEMIS et de l’Ecole Normale Supérieure Ulm. C’est ainsi qu’elle interroge notre capacité à penser et à mettre en récit la perte d’un monde par le prisme d’un projet de planification réel : la future construction d’une ville japonaise dans le sud de l’Inde.

Projet Oméga, entre fabulation et réalité

Entre fabulation et nostalgie, Mélanie Pavy propose un travail de “spéculations documentaires” qui lui donne alors l’occasion d’interroger la pratique du cinéma dans la mise en récit de la perte mais aussi de se confronter, aux côtés de l’anthropologue Sophie Houdart, à l’irréversibilité de la catastrophe, aux angoisses et adaptations qui en découlent.

Le projet protéiforme “Refuge Oméga” mené sur plus de quatre ans s’articule en 3 volets :

L’installation Mon Furusato réalisée en 2018 regroupe une série de monologues recueillis pendant trois ans auprès des habitants du village de Tôwa exposant la manière dont ils parviennent à faire récit malgré et avec la catastrophe. Ces histoires cherchent à apprivoiser les constructions et les représentations subtiles que les habitants se font de la catastrophe, ainsi que les déréglements qui surviennent dans leurs relations avec leur territoire natal.

8 fois la véritable histoire d’Oméga, vidéo combinatoire réalisée en 2020 met en récit, à la manière d’un cadavre exquis, les différents imaginaires de Japonais expatriés et installés en Inde autour d’une construction fabulatrice commune. Le nouveau quartier Refuge Oméga, comme support de l’imagination, accueille une jeune famille pour la première fois, attendant la venue d’autres après eux…

Le Triptyque Citizen Oméga s’inscrit comme synthèse du travail de Mélanie Pavy et met en perspective ces récits multiples entre réalité et fabulation. A ce titre, quatre auteurs français ont imaginé le scénario de l’histoire de cette famille installée dans une ville-refuge en Inde à partir des séquences recueillies. Le décor vide et apocalyptique de la future ville Oméga et les récits presque mécaniques et hors du temps sont projetés sur les trois écrans mettant en scène ses animations, son étrangeté et sa perte.

Pourquoi on en parle ?

Se confronter à la catastrophe imperceptible

A travers son œuvre, Mélanie Pavy met en lumière une catastrophe de l’ordre de l’invisible et rend sensible à la contamination, un risque qui n’est pas intégré comme un danger. Des années après la catastrophe de Fukushima, même si en apparence la vie normale reprend son cours, la contamination n’est pas terminée. Maintenir l’attention à cette qualité invisible du territoire suppose d’intégrer comme des dangers, des éléments du quotidien, plaçant les habitants dans une situation d’alerte permanente. Si au moment de la triple catastrophe de Fukushima tout semble s’effondrer, l’accoutumance de la situation d’années en années, invisibilise la catastrophe en cours. Les campagnes toujours très belles sont en réalité irradiées et il en est de même pour l’ensemble des écosystèmes.

Virginie Maris définit le concept de Référence glissante comme la faculté de s’accoutumer à un phénomène de catastrophes récurrentes, cet état amène à vivre avec ce qui nous détruit et inhibe tout sentiment de peur.  En interrogeant notamment les habitants des lieux irradiés au Japon sur leur perception du territoire abîmé, Mélanie Pavy explore le domaine de l’après catastrophe, dans son mode ordinaire et non spectaculaire, mais aussi dans la façon dont la catastrophe englobe un lieu et le transforme.

Questionner la pérennité de notre existence sur Terre

Le Projet Oméga dans sa manifestation de notre rapport au risque inscrit la question de refuge et de fuite au cœur de problématiques plus larges. La mise en lumière de la catastrophe jusqu’alors impensable révèle aussi les angoisses et la vulnérabilité de notre existence confrontés à l’agentivité des choses. Des substances étrangères possèdent la capacité de changer notre rapport à notre milieu, ce qui peut s’avérer extrêmement déstabilisant dans la mesure où l’on ne le perçoit pas. Dans sa vidéo 8 fois la véritable histoire d’Oméga, Mélanie Pavy cherche d’ailleurs à inscrire cette problématique dans un temps suspendu, une dimension plus large et révèle les incohérences des récits. Ce n’est pas dans l’optique d’offrir une réponse ou un refuge à la catastrophe, mais elle questionne la pérennité même de notre existence sur Terre.

Sortir de la paralysie : mettre en récit la perte

La représentation que Mélanie Pavy fait du risque à travers ses récits permet d’explorer des pistes de résolutions face à la catastrophe dans ce qu’elle semble avoir de fatal. En racontant la perte d’un monde à l’intersection de récits de l’ordre de l’intime et de l’universel, l’artiste parvient à créer des espaces capables de mise en fiction afin de mettre en perspective des hypothèses, des pistes ou simplement les absurdités du monde. Cette démarche permet notamment de dépasser l’idée d’une certaine irréversibilité et de sortir de la position de paralysie créée par la nostalgie de la perte. La création artistique s’inscrit alors comme élément d’exploration et de mise en mouvement d’une situation qui semble figée.  

Invoquer la pluralité de récits, entre documentation et fabulation

“Les fictions, au XXIe siècle, ne sont plus des adjonctions au réel. Les multiples strates de fiction sont, aussi sûrement que les strates géologiques d’une falaise forment la falaise, ce qui compose le “réel”. Il n’y a pas de réel face ou à côté d’un fictionnel. Nous oscillons entre des fictions qui nous sédimentent et font de nous des agrégats d’histoires, de croyances, de récits, à l’intérieur desquels nous naissons, nous mourons.”

Nicolas Tixier, architecte et chercheur

Dans son processus de création, Mélanie Pavy met en place des dispositifs de mise en travail des personnes interrogées afin d’accéder à des récits de l’ordre du souvenir ou de la mémoire. Elle explore et écoute les circonvolutions de la parole, réflexions, hésitations, répétitions, silences, balbutiements, gestuelles, pour se laisser submerger par l’entremêlement de ces matières et composer une histoire possible, fragmentaire… La recomposition de nouveaux récits par la mise en lien des histoires racontées mobilise aussi le registre de l’absurde, emprunté au mouvement surréaliste, qui explore des failles de perception. La création d’un univers, d’un imaginaire permet de sortir de la paralysie, et,  si l’œuvre finale dresse parfois des récits cacophoniques et apocalyptiques c’est aussi pour traduire une certaine absurdité du monde et l’incapacité que nous avons à trouver des directions face à une catastrophe qui nous aurait déboussolé. La recomposition d’incohérences, d’incertitudes, révèle aussi les failles, les impensés de nos perceptions du monde.

Mise en perspective

Se réfugier ailleurs, éloge de la fuite

Dans un climat de recrudescence des catastrophes, si le projet Oméga s’inscrit comme une solution face à une potentielle contamination similaire à Fukushima, il est aussi représentatif d’un état d’esprit, d’une éloge de la fuite vers un ailleurs meilleur… Offrir un échappatoire à Oméga, un refuge, permettrait d’atténuer le risque et la catastrophe autour des installations nucléaires au Japon en la rendant plus acceptable. Mais créer un refuge ailleurs peut perpétuer un pouvoir colonialiste sur le territoire étranger, à la poursuite d’une conquête de l’autre partie du monde. La délocalisation des déchets, l’extraction de ressources lointaines, l’accaparement des terres pour cultiver ailleurs ce qui sera mangé ici… sont des exemples de cette colonisation des territoires rendue invisible.

On peut aussi questionner le choix de l’Inde comme territoire refuge qui ne semble a priori pas insensible à la recrudescence des catastrophes. Le Projet Oméga existe bel et bien et prend aujourd’hui l’apparence de grandes routes bétonnées au milieu d’un paysage aride et inhabité dans le sud de l’Inde, qui, de manière paradoxale semble lui-même présager une catastrophe passée mais également future.

En parallèle, se pose la question des survivants et habitants des milieux touchés et de l’avenir des villes évacuées notamment suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima. Les personnes restées sur place, confrontées chaque jour à la la contamination s’accoutument à la situation.

De la sensibilité de la contamination

La production d’œuvre autour de la contamination radioactive participe à la mise en lumière de ces catastrophes. Michael Marder dans son ouvrage Tchernobyl Herbarium ponctué de photographies d’Anaïs Tondeur, aborde la thématique de la contamination à une échelle biocentrée en offrant des réflexions et images sur la catastrophe de Tchernobyl de 1986. Cet herbarium miniature matérialise la radiation nucléaire dans les plantes et dresse une représentation de ce que l’on pourrait nommer une “ruine vivante”. Tout comme les installations de Mélanie Pavy, cet ouvrage insiste sur la nécessité de penser, représenter, symboliser, la conscience que ces évèénements ont fragmentée, en nous rendant plus sensibles aux milieux dans lesquels nous vivons.