X
XS
SM
MD
LG
XL

L’escargot la méduse et le bégonia

Auteur·e : Clara Loukkal

Paysagiste-conceptrice, Altitude 35

À la croisée du paysage et de l’urbanisme, Altitude 35 développe une approche systémique et multiscalaire. Face à l’uniformisation des villes et des territoires, la démarche de l’agence s’appuie sur la géographie comme levier de fabrication du projet.

Implantée au coeur du territoire olympique de la Seine-Saint-Denis, l’agence Altitude 35 est fondée en septembre 2017 par Clara Loukkal et Benoît Barnoud. L’agence bénéficie de l’expérience cumulée de dix années de pratique au sein des agences Michel Desvigne Paysagiste et Agence Ter.



Avant-propos

La communauté d’agglomération Rochefort Océan s’est proposée dans le cadre du concours Europan 15.

Le site de réflexion s’inscrit dans l’Estuaire de la Charente, vaste espace de 10 000 ha où serpente le fleuve entre les marais et les édifices remarquables de l’histoire portuaire, militaire et industrielle de ce territoire. Présentant un écosystème faunistique et floristique exceptionnel dû à la présence de nombreuses zones humides, l’Estuaire de la Charente fait l’objet de plusieurs mesures de conservation et valorisation de la nature et de la biodiversité.

Longtemps première ville de Charente Maritime, Rochefort est historiquement tournée vers le fleuve : sur ces abords y sont implantées les principales activités productives de la ville, que sont les infrastructures logistiques fluviales (le Port de commerce), des sites de production industrielle (dans le domaine de l’aéronautique, mais également horticole).

Les 4 sites de projets proposés dans le cadre du concours Europan forment un chapelet de sites organisés le long du fleuve, dont la pièce centrale est l’actuel site dit de l’Arsenal.

Le site de Rochefort présente deux singularités au regard de la thématique « Villes productives » : d’une part, la problématique ne réside pas dans le fait de redonner vie à des zones industrielles en friche, mais de permettre l’extension de l’activité productive dans un espace urbain contraint et à proximité d’un environnement naturel fragile. D’autre part, il pose la question du dialogue entre des activités économiques en grande partie industrielles, et un patrimoine architectural et naturel exceptionnel. 

Il s’agit donc renforcer et développer un front fluvial déjà productif, de l’intégrer dans le grand paysage, tout en l’inscrivant dans une trajectoire patrimoniale.

En particulier, le site interroge :

Les relations possibles entre les activités productives et le fleuve : L’intégration du risque de submersion dans la conception et la gestion des activités industrielles / L’utilisation du fleuve comme support pour le développement des activités industrielles.

L’inscription des activités productives dans une « trajectoire patrimoniale » : Comment faire évoluer un patrimoine industriel et maintenir des usages liés à l’activité industrielle ? 

La création de porosités d’usages entre un territoire « habité » et un territoire « travaillé » : Quelles porosités créer entre un site industriel ne pouvant recevoir du public et la ville attenante ? Quelles modes développer pour permettre aux travailleurs de se déplacer hors et dans le site ?


Altitude 35

L’agence Altitude 35 a été l’une des deux lauréates du concours pour Europan pour Rochefort. Nous aimons particulièrement leur projet naturaliste. Équipe : Clara Loukkal (Fr), Paysagiste et Benoît Barnoud (Fr), Architecte (collaborateur : Lucie Goumain (Fr), étudiante en architecture) / Altitude 35, 28 rue du canal, 93200 Saint-Denis


Le projet

Le dernier rapport de l’Académie américaine des Sciences, rendu public en mai 2019, interpelle l’opinion publique et le pouvoir politique sur les incidences dramatiques d’un réchauffement supérieur à 2°C. Plus pessimiste que les conclusions du GIEC de 2014, il formule l’hypothèse d’un réchauffement de l’ordre de 5°C entrainant une élévation du niveau des mers de plus de deux mètres d’ici 2100. Sécheresse, canicules, débits des fleuves au plus bas, recrudescence d’algues vertes ; l’actualité nous enjoint à considérer avec attention les conclusions de ces recherches scientifiques. Cette mise en garde engage sur deux fronts : l’urgence d’agir pour limiter notre impact sur le réchauffement et la nécessité impérieuse de forger de nouveaux outils pour renouveler nos méthodes de projet. 

Plus qu’un donneur d’alerte, le scientifique suggère des pistes de travail pour penser une ville productive plus circulaire. La notion de métabolisme urbain incarne ces échanges féconds entre science dure et métiers de l’urbain. Elle invite à penser en système les enjeux sociaux, environnementaux et économiques des territoires. L’escargot, la méduse et le bégonia, sollicite ce corpus des sciences naturelles pour esquisser une méthodologie d’action et répondre à la nouvelle donne climatique et écologique.

Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle – actualisée par Buffon dix-huit siècles plus tard – livre une grille d’analyse précieuse au regard des enjeux contemporains.

Aborder la question de la ville productive, c’est éviter deux écueils : celui d’une vision urbano-centrée et celui d’une vision anthropo-centrée.

Les artefacts manufacturés et industriels ne sauraient incarner à eux seuls la dimension productive de tout un territoire. La prise en compte des productions agricoles et énergétiques sont partie intégrante du métabolisme de l’estuaire et de la ville. 

Supposer ensuite que la production relèverait exclusivement de l’activité humaine est une vision tronquée. Une partie non négligeable de la production lui est – au moins en partie – extérieure : apport de sédiments, production de gaz à effets de serre, production ou stockage du carbone par les plantes etc.  

Des services réciproques entre l’homme et les milieux naturels

“L’absolu, s’il existe, n’est pas du ressort de nos connaissances ; nous ne jugeons et nous ne pouvons juger des choses que par les rapports qu’elles ont entre elles.” (Buffon)

L’approche métabolique offre une vision globale et agrégative qui traite aussi bien des hommes (dans une perspective biologique et sociale) que des milieux naturels (règne minéral, règne animal, règne végétal). Elle en étudie les interrelations et souligne les services réciproques qui se nouent entre les habitants et leur environnement. A titre d’exemple, le carbone présent dans les eaux de l’estuaire est fixé par les huitres (Crassostrea gigas) suivant le procédé de calcification. La coquille de l’huître consommée par l’homme est ensuite rejetée sous forme de déchet. Un service réciproque consisterait à valoriser le calcaire et les oligo-éléments de la coquille pour amender les sols de l’hinterland. Pour concilier développement humain et préservation des milieux, l’Histoire Naturelle nous invite à déporter le regard, à envisager l’homme dans le monde et non plus contre le monde. L’Anthropocène ou « ère de l’homme », acte de cette co-évolution des écosystèmes naturels et des sociétés.

Des échelles simultanées dans l’espace et dans le temps

« Le grand ouvrier de la Nature est le temps qui n’agit pas par sauts mais par nuances. » (Buffon)

Faire évoluer les métabolismes implique de questionner les échelles classiques de projet. 

Il s’agit d’une part d’envisager simultanément l’infiniment petit et l’infiniment grand. Le traitement de toutes les échelles spatiales est une condition sine qua non à l’élaboration d’un projet urbain circulaire où chaque production engendre une modification de l’ensemble du système.

Il s’agit d’autre part d’envisager l’impact des productions économiques et urbaines dans la durée. L’élaboration de projets-processus, échelonnés dans le temps, permet de s’adapter aux évolutions des sociétés et d’intégrer le temps long, celui des cycles du vivant ou de la montée des eaux.

L’observation et l’expérimentation comme méthode de projet

« la seule certitude, c’est que rien n’est certain » (Pline l’Ancien)

Les sciences naturelles reposent sur une méthodologie scientifique qui laisse une large part à l’observation in situ, à l’expérimentation et à l’évaluation. Cette approche patiente d’un milieu et d’un sujet où la proposition s’affine au fil du temps est un protocole opérant pour protéger le littoral habité, orienter l’évolution du trait de côte, développer des solutions alternatives aux énergies fossiles. Cette phase d’expérimentation permet également d’intégrer les habitants du territoire en amont. Le projet repose ainsi sur une succession de phases inédites : test empirique d’un dispositif à l’échelle réduite, installation d’un prototype, évaluation de son impact, abandon ou généralisation de l’expérience, éventuelle industrialisation du procédé etc.

Rochefort, une Histoire Naturelle 

La ville de Rochefort a noué un lien singulier à l’histoire naturelle. Arsenal majeur, la ville fut le point de départ et de retour de nombreuses expéditions scientifiques entre les XVIIIe et le XIXe siècle. Les essences exotiques importées y étaient alors acclimatées avant d’être acheminées à Paris pour nourrir les recherches du muséum d’histoire naturelle. De Pierre Loti à Jacques Demi, Rochefort a conservé ce caractère exotique et marin. 

Au-delà de ces aspects historiques, la méthode de projet par l’histoire naturelle est ici opérante.

A l’interface des écosystèmes marins et terrestres, entre les eaux salines et alcalines, ce territoire présente une grande diversité de milieux et par conséquent de ressources, d’usages, d’initiatives, et de potentiels de projet.

Le titre de cette proposition : « l’escargot, la méduse et le bégonia », incarne cette diversité de milieux et de potentiels, essentiels à l’élaboration d’un nouvel équilibre urbain et territorial. L’escargot petit gris (Helix aspersa aspersa) – ou « cagouille » pour les charentais – est le symbole des espèces de la façade Atlantique. Hantise des aoutiens, la méduse (Aurelia aurita) représente les écosystèmes aquatiques salins de l’estuaire et du littoral. Le bégonia enfin – 1 500 espèces et 12 000 hybrides – mis à l’honneur au sein du conservatoire avec l’une des plus riche collection au monde, invoque la dimension scientifique, expérimentale et exotique de cette ville ouverte sur l’océan.

1 – La résurgence de l’archipel, conséquence directe du réchauffement climatique

négocier le trait de côte entre dépoldérisation et protection des implantations humaines

La fonte des glaciers et la dilatation de l’océan entrainent une élévation du niveau de la mer et modifient progressivement la physionomie de l’estuaire et de la ville. Depuis le Moyen-Age, l’homme a dressé des digues, drainé les terres humides pour assainir et étendre les surfaces cultivables. Il s’agit à présent d’organiser un repli stratégique en redonnant à l’eau toute sa place. Plus visible, l’eau redevient un élément central de l’étendue du paysage. Elle renforce l’identité du territoire. Les espaces conquis par l’eau, dessinent une nouvelle carte territoriale, atténuent le risque de submersion marine et participent au maintien des implantations humaines sur les points hauts. Le mouvement cyclique des marées propage l’influence de l’atlantique dans l’épaisseur des marais qui évoluent au fil du temps en lagunes et offrent de nouveaux espaces de production énergétiques et alimentaires (pisciculture etc.). Toujours desservi par les infrastructures modernes, le port de Rochefort retrouve sa géographie première, son genius loci :  celui d’une île ceinturée d’eau.

2 – Maillon structurant de la chaîne productive atlantique

pérennité du dynamisme économique et nouveaux territoires de l’habiter

L’arsenal hier, Stelia aujourd’hui, le moteur économique de la ville découle directement de la position géographique charnière occupée par le port. Assurer le dynamisme et l’attractivité de Rochefort demain, c’est agir simultanément sur quatre leviers : 

– conforter la vocation industrielle de la ville en maintenant son intégration dans l’arc aéronautique atlantique : possibilité d’augmenter le linéaire de bord à quai, entretien du chenal de navigation, confortement de l’aéroport à vocation régionale, maintien de la desserte ferroviaire ;

– diversifier l’offre en logements en mettant l’accent sur la réhabilitation du patrimoine existant et le développement de certains sites clés à proximité de la gare ou des lagunes qui offrent un cadre de vie particulier capable de fixer les jeunes actifs ;

– développer une stratégie de mobilité axée sur les déplacements cyclables, l’utilisation des transports en commun et le covoiturage ;

– activer le potentiel de mobilité de la Charente pour le transport de l’industrie aéronautique, des déchets urbains et agricoles vers les méthaniseurs et des touristes depuis Saintes jusqu’à l’Ile d’Oléron.

3 – Un laboratoire pour la valorisation des ressources du territoire

d’un métabolisme linéaire à un métabolisme circulaire

Tirer partie des ressources propres à ce site d’estuaire c’est en premier lieu envisager une diversification des énergies pour se départir progressivement de la dépendance aux énergies fossiles importées. La houle, le vent, les marées, la salinité de l’eau et le soleil sont exploités pour délivrer une énergie renouvelable et locale. De la même manière une nouvelle organisation agricole s’esquisse par étages successifs pour tirer partie de la spécificité des sols : les algues immergées, les prés salés soumis aux inondations et les céréales sur les terres émergées. Une ceinture de miscanthus en-deça de la limite de crue centennale est organisée. Elle offre une alternative sérieuse au fuel pour la production de chauffage et agit contre l’érosion cotière. Un réseau de méthaniseurs valorise les déchets urbains et agricoles en amendement pour les sols et en énergie. 

4 – Un refuge pour la biodiversité entre terre et mer

de la sanctuarisation à la co-habitation

Soumis à l’influence des marées, l’estuaire de la Charente abrite des milieux naturels diversifiés mais fragiles. Pour répondre aux nouvelles sollicitations (acidification, eutrophisation, stratification océanique), les écosystèmes doivent gagner en robustesse et en résilience. Les périmètres de protection sont démultipliés à la fois au large, sur l’embouchure, dans le lit majeur de la Charente et sur les marais pour garantir le maintien d’un référentiel complet embrassant l’ensemble des milieux. L’architecture de la trame écologique est ensuite renforcée par une attention accrue portée sur une bande de cent mètres de part et d’autre de la ligne des plus hautes eaux. Dans l’épaisseur, des actions de renaturation sont menées le long du réseau hydrographique secondaire entre mer et plateau.

Auteur·e : Clara Loukkal

Paysagiste-conceptrice, Altitude 35

À la croisée du paysage et de l’urbanisme, Altitude 35 développe une approche systémique et multiscalaire. Face à l’uniformisation des villes et des territoires, la démarche de l’agence s’appuie sur la géographie comme levier de fabrication du projet.

Implantée au coeur du territoire olympique de la Seine-Saint-Denis, l’agence Altitude 35 est fondée en septembre 2017 par Clara Loukkal et Benoît Barnoud. L’agence bénéficie de l’expérience cumulée de dix années de pratique au sein des agences Michel Desvigne Paysagiste et Agence Ter.