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Alexis Pernet

Portrait
Alexis Pernet -

Alexis Pernet est paysagiste, docteur en géographie et maître de conférences à L'École Nationale Supérieure de Paysage de Versailles-Marseille (ENSP). Il vit dans les Deux-Sèvres et connaît très bien les problématiques du Marais poitevin. Il développe des outils d'analyse et de compréhension des paysages, à la croisée du dessin, de la recherche et de l'enquête au long cours sur un territoire donné, en développant des relations à long terme avec les personnes qui y vivent et y travaillent. Il partage son travail entre recherche et enseignement, chercheur au LAREP et enseignant à l'ENSP. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Les Carnets du paysage, du réseau d’enseignement et de recherche Espace rural & Projet spatial. Il vient de publier : Au fil du trait, carnets d’un arpenteur aux éditions Parenthèses.


Conversation avec Alexis Pernet

Rencontre avec Alexis Pernet, paysagiste et maître de conférence à l’École de Paysage de Versailles-Marseille (ENSP). Nous avons discuté des rivages de l’Atlantique, des évolutions des paysages du Marais poitevin, de transformation des pratiques agricoles et de la complexité des conflits autour des questions de ressources en eau.

Interview réalisée le 23 juillet 2021, à Coulon dans les Deux-Sèvres.


Les deux rives de l’Atlantique

Klima : Bonjour Alexis, peux-tu te présenter en quelques mots ?

AP : Je suis paysagiste et enseignant chercheur à l’École de Paysage à Versailles et j’habite le territoire du Marais poitevin. J’aime vivre entre ces deux pôles : l’école, qui est mon école de formation initiale et ce territoire qui est aussi une partie de mon laboratoire. Je vis ici pour me confronter à des réalités sociales, paysagères, environnementales qui constituent, pour moi, un terrain d’application parmi d’autres. Je pense souvent à Gilles Clément, à son jardin dans la Creuse, qui a été, malgré son éloignement apparent de Versailles, une sorte d’extension de l’école. Je considère aussi ce territoire comme une extension : vous y accueillir aujourd’hui, y accueillir des étudiants, ça fait partie pour moi de cet engagement-là.

Klima : Une humeur du jour ?

AP : Ah, l’humeur du jour est un peu maussade. Même si on a fait une magnifique promenade hier, nos conversations ont continué dans ma tête une bonne partie de la nuit, et évidemment, elle remue tout un tas de choses… Et puis maussade, parce que l’été ne s’est pas encore installé et que j’aimerais bien que ça se produise tôt ou tard.

Klima : Où est-ce que tu as grandi Alexis ?

AP : J’ai grandi à La Rochelle, à 50 kilomètres d’ici à vol d’oiseaux, face à l’Atlantique, les îles du Ponant, le Pertuis d’Antioche. J’ai grandi tourné vers la mer et j’ai tourné le dos à cet arrière-pays de l’Aunis, du Marais poitevin, que je parcours, et que j’habite aujourd’hui. J’ai vraiment grandi dans cette ville extraordinaire qu’est La Rochelle, tournée vers la mer, qui était accessible à 50 mètres de la maison.

Klima : Quel serait ton premier souvenir du contact avec l’eau, qu’elle soit douce ou salée ?

AP : Je ne sais pas si j’en ai encore de très précis, mais je suis né en Martinique. J’y suis retourné à l’âge de trois ans donc je ne sais pas si mon premier contact avec l’eau s’est fait à La Rochelle ou si ce n’est pas plutôt un peu avant, face à la baie de Fort-de-France, en Martinique. Sinon, c’est un contact d’un enfant rochelais, c’est-à-dire par la voile, par le nautisme et par le parcours en mer, d’îles en îles, les dimanches, les week-ends. Des croisières où tu remontes de mouillage en mouillage jusqu’aux Glénan en passant par Belle-Île, l’île d’Yeu, Hoëdic, le golfe du Morbihan… C’est un terrain extraordinaire pour un enfant, surtout à bord d’un tout petit bateau qui s’échoue facilement.

Klima : A quel rivage te sens-tu attaché ? 

AP : À l’Atlantique ! Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais je sais que quand je suis au bord de la Méditerranée, c’est là que je prends conscience que je suis un enfant de l’Atlantique. Le fait d’être né aux Antilles me rend encore plus attaché à lui parce que finalement, j’ai une relation avec ses deux rives. J’en ai pris conscience il y a quelques années, en allant au Québec, en me disant que j’étais né sur l’autre rive de l’Atlantique. La Rochelle est un port qui a communiqué depuis très longtemps avec le Québec, avec aussi l’Afrique par la traite négrière, et les États-Unis. J’ai aussi un attachement très fort à l’Amérique du Nord et je pense qu’il est peut-être aussi lié à cette relation à l’Atlantique. Ce n’est pas qu’un rivage, c’est aussi l’autre rive, celle qui est en face. Je l’ai traversée une fois en bateau, sur un bananier à l’âge d’un an, en revenant des Antilles. Mes parents avaient choisi de rentrer de Martinique par un bananier. Par contre, je n’ai jamais traversé l’Atlantique à la voile par exemple. Peut-être qu’un jour, je le ferai.

Klima : Qu’est-ce qui t’inspire dans la vie ? Qu’est-ce qui t’émeut dans le monde, aujourd’hui ? 

AP : C’est une question qui est très large. Je fais assez peu appel à la fiction, ou à ce qu’on appelle la « fantaisie ». Je suis vraiment très terre-à-terre, donc j’observe autour de moi, je questionne. Je vis en géographe et en paysagiste, c’est ce qui m’inspire ou qui me questionne. C’est aussi ce qui me fait bouger, ce que j’observe dans mon entourage direct et souvent de façon assez visuelle d’ailleurs. C’est plutôt cette sphère de perception qui me guide.

Klima : Qu’est-ce qui t’a amené sur ce territoire et depuis quand y vis-tu ?

AP : Je ne saurais pas très bien dire, j’ai grandi à La Rochelle jusqu’à l’âge de 18 ans. Je m’en suis éloigné pour aller faire mes études, j’ai fait mes études à Bordeaux, puis à Versailles, puis j’ai fait le choix d’aller vivre dans le Massif central avec ma compagne. J’y ai passé quatorze ans de ma vie, et on savait que tôt ou tard, il faudrait revenir dans cette région pour des raisons familiales, de soutien. Peut-être aussi pour une affinité plus profonde qui est de revenir dans une région plus marquée par un certain mutualisme, une certaine manière d’être ensemble en société, qu’on ne vivait pas là-bas et qu’on a retrouvée ici en se réinstallant dans les Deux-Sèvres. Quand je parle de mutualisme, je pense à Niort et à ses nombreuses mutuelles, c’est un esprit qui correspond à des coopérations entre les gens.

Je vais vous donner un exemple : je me suis longtemps fait coiffer les cheveux à Blesle, dans un village de Haute-Loire. C’est Josy qui me coiffait et j’ai toujours aimé son rapport à l’autre, sa manière très ouverte d’accueillir les gens, de parler et à la fois, de se livrer, d’être capable d’écouter. Ses parents venaient du nord de Sèvres, proche d’Anjou. Ils avaient pris une ferme, ils s’étaient intégrés. C’est son père qui avait créé la branche du Crédit Mutuel, qui avait mis en place la MSA, qui était président du foyer rural sur sa commune. C’est ça, cet esprit un peu « occidental », de cet ouest français que je considère comme plus partageur, plus liant que dans d’autres régions. 

Je ne suis pas anthropologue, mais quelqu’un comme Olivier Todd, expliquerait pourquoi il y a des façons de coopérer dans certaines régions qui ne se retrouvent pas dans d’autres. Il se trouve que j’ai grandi, finalement sans le savoir, dans un milieu qui a aussi des origines protestantes, même si je n’en ai pas dans ma famille. Niort est une ville baignée de cette culture et je pense qu’elle a beaucoup influencé la manière d’être des gens, la manière de faire des projets, de se relier, d’accepter aussi des formes de compromis dont la nécessité est grande aujourd’hui. 

Klima : On te définit comme paysagiste, chercheur et enseignant, est ce que tu peux nous dire comment tu te perçois aujourd’hui ? Comme les trois ? Comme quelque chose d’hybride ?

AP : Oui, oui, comme les trois ! Même si j’ai mis de côté une activité plus libérale, puisque l’enseignement et la recherche constituent assez de chantiers importants, et pour éviter d’en rajouter un troisième qui serait un exercice indépendant. Mais en même temps, quand je peux y re-goûter, je suis heureux de le faire, mais plutôt dans des formes de collectif, de collaboration. 

Klima : Et pour comprendre le fil de ton parcours, comment en es-tu venu à t’intéresser au paysage ?

AP : C’est une culture familiale, je n’ai pas inventé grand-chose. À un moment, c’est quelque chose que j’ai revendiqué plus fortement que d’autres passions qui auraient pu prendre le pas. Et ce faisant, j’ai une culture du paysage sans avoir de culture du jardin. Même si on a ici un jardin, je ne me considère pas comme un jardinier, je n’ai pas de culture horticole et j’ai une très mauvaise culture naturaliste. Pourtant, j’accorde énormément d’importance au fait de nommer les choses, de nommer les milieux, de les comprendre. Mais je les comprends toujours comme un plasticien, je les comprends dans un regard optique et pas forcément dans un regard systémique, comme peut le développer un écologue. C’est un handicap pour ce métier et ce handicap, j’essaye de m’en accommoder en développant finalement assez d’accointances avec des gens qui offrent des possibilités de regard un peu différent sur le vivant. J’aide aussi parfois à prendre de la distance par rapport à une focalisation qui peut être exclusive et parfois un peu trop étroite. Si tu es spécialiste de coléoptères, des orchidées ou des choses comme ça, tu finis par ne plus voir rien d’autre que ça. Et ce qui m’intéresse, ce sont des relations à plus grande échelle. 

Apprendre à voir et comprendre le paysage par le dessin

Klima : Tu as tout de suite commencé par l’école de paysage de Versailles ? 

AP : Avant d’intégrer Versailles, j’ai eu un parcours en école d’art à Bordeaux. De cette école d’art, j’ai surtout appris à décrire. Et j’ai compris que le dessin que j’aimais pratiquer, n’était plus le bienvenu dans le champ des pratiques artistiques contemporaines. Je pratique un dessin très académique, je décris par le dessin. Pourquoi je fais ça ? C’est parce que ça m’aide à voir. Ce n’est pas par exigence de fidélité au visible, ça me rend visible des choses, ça les fait exister dans ma conscience. Heureusement, Versailles permet de réintégrer cette pratique de façon déconnectée du champ de l’art, déconnectée du marché, de la pression de construire un personnage, de construire un parcours artistique. Tu peux dessiner comme tu respires simplement.

Klima : Oui, c’est valorisé dans le champ du paysage pour apprendre à lire un paysage, mais on choisit toujours ce que l’on représente. Dans tes dessins, il y a des choix, peut-être que tu les perçois moins ? 

AP : Oui, il y a des choix dans le cadrage, mais l’enjeu, c’est quand même de faire tenir ensemble des choses foncièrement hétérogènes. Je rentre du Cotentin, et j’ai dessiné à la fois des églises, des espaces de marais, des fermes qui datent de la reconstruction. Ce qui m’intéresse, c’est de saisir ensemble ces phénomènes et de se questionner sur les relations qui existent entre ceux-ci. Ça, un naturaliste ne peut pas le faire et un historien de l’architecture ne sait pas le faire non plus. Ce qui est formidable, c’est de réinscrire un bâtiment dans un cadre topographique, géographique. Cette relation est fondamentale et c’est ça que le dessin permet. En-tout-cas, en dessinant, je noue tout ça ensemble, parce que le trait, lui, est unique. Certes, il y a un trait d’encre et c’est le même pour décrire une série qui va avoir 100 espèces végétales comme on l’a vu, et une Église qui emprunte au vocabulaire moderne et vernaculaire à la fois. C’est assez vertigineux, mais l’enjeu, c’est de se souvenir. C’est un acte qui a une épaisseur énorme, j’en prends conscience petit à petit en avançant dans cette pratique. Grâce à mon statut d’enseignant-chercheur, j’ai la sécurité de pouvoir travailler avec cet outil, ce que ne font plus beaucoup de jeunes professionnels qui passent dans une pratique qui laisse peu de place à cette lenteur du dessin. 

Ça serait génial si tous les agents administratifs dessinaient 15 % de l’année, ça transformerait les pratiques. C’est aussi ramener cette trace dont on parlait hier, la fabriquer sur le coup, la fabriquer dans l’expérience même.

Klima : On avait quelques questions sur l’errance et la liberté. Dans ta pratique, tu es souvent en lien avec des cadres académiques, comme par exemple dans la recherche et dans l’enseignement, mais tu mobilises aussi des approches plus libres et plus intuitives, comme la marche, l’errance, comme par exemple dans ta collaboration avec Patrick Beaulieu. Est-ce que ces moments d’errance et de tâtonnement te permettent d’aborder différemment ton métier de paysagiste ?

AP : Oui, c’est vrai, la surprise, l’intuition font partie de l’expérience du paysage que mobilise un paysagiste. Ce n’est pas une expérience très conditionnée par une instruction, par un protocole, c’est quelque chose qui est en réaction à un terrain et donc à une réalité qui doit être découverte et appréhendée dans une confrontation directe. À partir de là, il faut se laisser porter, par ses stimuli, ses intuitions, ses envies. Je me laisse le temps de m’exposer au monde, et, à un moment, de sentir un appel vers certains sites, certaines problématiques. Les choses se révèlent de façon saillante. J’essaye de vivre comme ça avec le bagage académique que je charrie.

Klima : Oui il est nourricier, ton bagage académique, c’est un petit peu ton jardin, on dirait.

Changements climatiques & Marais poitevin

Klima : Aujourd’hui, on sent une difficulté à prendre en compte les changements climatiques, du fait d’une lacune de la perception de ce qui change, de ce qui évolue, qui se transforme constamment. Mais aussi parce que la manière d’aborder ces problématiques est souvent très anxiogène, culpabilisante et partielle. Est-ce que ces questionnements te touchent et sont présents dans ton travail ? Et je préciserai aussi que quand on parle du changement climatique, on l’aborde plutôt comme un méta-problème, c’est-à-dire comme quelque chose qui relie d’autres problématiques, comme l’accentuation par les causes anthropiques, tout ce qui est exacerbé par nos modes de vie, la surexploitation des ressources, les pollutions, la perte de la diversité du vivant…

AP : Je n’ai pas grandi avec ces questions. Je suis à l’égal de n’importe quel type dans notre société qui découvre ça quand tu transpires trop l’été et parfois sous un angle plus dramatique, les canicules font des morts… Mon cerveau, comme je le disais précédemment, est plutôt tourné vers l’observation directe et pas forcément vers l’anticipation, la quantification.

Klima : Tu as peut-être pu observer des modifications dans des endroits que tu connais, mais que tu n’as pas forcément associés à cette problématique de changement climatique.

AP : J’ai beaucoup déménagé, j’ai beaucoup changé de région. Ce qui me sert de mesure d’observation, ce sont mes déplacements, un peu rituels d’Est en Ouest, les allers-retours en train, les choses un peu récurrentes. Je passe beaucoup de temps à regarder à travers la vitre pour constater les choses et c’est parfois là que j’ai l’impression de saisir certains bouleversements. 

Je pense par exemple à une route qui traverse la France d’Ouest en Est qu’on emprunte en tournant vers le Massif central et le long de laquelle j’ai le sentiment de prendre conscience de façon très douloureuse de ce qu’on appelle aussi les descentes de cime pour les arbres. Aujourd’hui, ils sont en train de rabougrir parce qu’ils s’allègent, ils concentrent leur espace de vie sur une zone proche du tronc. Ils abandonnent des branches, des feuilles, et ça, c’est très palpable dans le nord du Limousin, en Bourgogne, dans l’Eure. En réalité, ces phénomènes vont nous affecter, ils affectent probablement déjà aussi certains espaces dans le Grand Ouest, mais qui ont cette particularité d’être plus arrosés par les pluies et donc peut-être, de ce point de vue, un peu plus résilients, moins soumis à des variations de sécheresse. Donc oui, les choses sont des réalités sensibles, tangibles. Après, c’est bien peu de choses par rapport à ce qui nous attend.

Klima : De notre côté, on ne sait pas vraiment pourquoi on s’y est intéressé. Tu disais tout à l’heure que toi, tu te laissais le temps de t’exposer au monde et ensuite de sentir un appel. Et là, je te rejoins sur cette idée de sentir un appel vers tel ou tel sujet. Dans mon parcours professionnel, j’ai vraiment eu le sentiment que c’était ces sujets-là qui m’intéressaient : les catastrophes, les grands bouleversements. Mais ce n’est pas forcément en lisant les rapports du GIEC que j’ai senti ça. Je vais être plus sensible, comme toi, à certaines choses que j’ai pu observer et qui correspondent à un sentiment intérieur assez latent et constant. Le sentiment de percevoir des choses en ruine, mais qui restent peu perçues. C’est très personnel et je le relie aussi à ces moments de grandes traversées en train ou en voiture. Parce que dans ces moments d’observation, on est à la fois en contact et à l’écart avec ces paysages que l’on traverse. En fait, j’ai le sentiment que l’on ne se rend pas compte que c’est déjà là, partout, en arrière-plan…

AP : Prenons par exemple le parcours de quelqu’un qui est né ici, dans le Marais poitevin, juste après la seconde guerre mondiale. À l’époque, quand tu nais à la campagne, tu nais dans un monde qui est encore largement imprégné de pratiques paysannes par un certain rapport très proche à la production, à la consommation, à l’échange. Puis, à ton adolescence, le monde se modernise : le machinisme s’installe, les circuits d’échanges s’élargissent, se mondialisent, les circuits coopératifs se mettent en place… Tu continues à grandir, à vieillir, tu amorces la troisième partie de ton existence avec déjà des premiers mouvements d’écologisation, de protection des espèces, d’effets retours pour essayer d’imposer des cadres et de stopper cette énorme accélération qui s’est produite après la guerre. Tu t’adaptes, malgré tout, tu comprends que tu peux hybrider des choses et essayer de négocier. Et maintenant, tu entres dans la quatrième période de ta vie et on te dit que le climat est en train de changer radicalement. Tu ne sais pas exactement comment tu vas devoir penser les choses. Il y a de quoi être complètement déboussolé… 

Dans ce cas-là, je pense qu’il vaut mieux assumer non pas cette impréparation, mais cet état de transition permanente qui a été imposé à ces générations qui sont aux commandes aujourd’hui. Se poser plus sérieusement la question : Comment fait-on le bilan de ces années d’accélération ? Qu’est-ce qu’elles ont laissé comme potentialités, comme outils, comme méthodes, qui sont peut-être aussi des atouts pour l’avenir ? Qu’a-t-on pu sauver comme aménités ? Comment ces aménités peuvent être, malgré tout, le fil conducteur pour penser une transition qui doit rester empreinte du plaisir de vivre, du plaisir de manger, de goûter, de sentir, par exemple. Je pense que c’est un moteur très puissant pour penser l’avenir en dehors de ces culpabilisations dont tu parles ou qui seraient anxiogènes. Notre tache revient aussi à apprendre à lire notre espace et notre histoire récente. Les politiques touristiques sont focalisées sur un passé déjà coupé de nous, de notre existence. La difficulté qu’on a à faire reconnaître le patrimoine industriel, le patrimoine du XXᵉ siècle montre à quel point on est toujours tourné vers l’Ancien Régime. Comment faire pour penser, les 20 ou 30 années qui viennent ? André Corboz a un discours très clair là-dessus : culturellement et dans les esprits, nous ne sommes même pas rentrés dans le XXᵉ siècle. Donc le XXIᵉ, je crois que nous ne sommes pas prêts de l’appréhender. Et pourtant, il y a cette urgence.

Klima : À la fois, je comprends et d’un autre côté, je me dis que par exemple, quand je suis arrivée à l’École de Paysage de Versailles en 2017, j’avais déjà envie de travailler sur ces thématiques et il y avait très peu de cours, voire aucun, en lien avec ces thématiques. Alors, même s’il y a en a sûrement plus aujourd’hui, cela reste questionnable quand même au sein d’une école de paysage et d’enseignement supérieur. Et c’est aussi le symbole de notre refus collectif de nous confronter à un changement radical de nos modes de vie, cela ne fait que repousser une catastrophe ou des difficultés qui seront encore plus grandes. 

Car en étant préparé, il y a aussi l’idée d’être conscient des choses qui évoluent, d’une vitesse d’évolution et d’emballement. On parle de perte de biodiversité assez souvent aujourd’hui, mais ce n’est pas arrivé du jour au lendemain, ça s’est étalé sur une période longue, et les personnes de plus de 60 ans dont tu parlais tout à l’heure peuvent en attester. 

AP : Oui, ils vivent dans la douleur de cette perte. Parlez aux vieux pêcheurs et agriculteurs, y compris les gens qui sont dans des pratiques intensives. C’est pour ça que j’aime énormément le travail avec les agriculteurs et notamment les agriculteurs intensifs. Ce n’est pas correct de dire ça, mais je préfère travailler avec la FNSEA aujourd’hui qu’avec la Confédération paysanne. Je caricature, mais il y a finalement une assez forte interrogation sur ce mouvement de modernisation qu’ils ont embrassé complètement, plutôt que ceux qui l’ont critiqué très tôt et qui ont très vite pris l’alternative. Quelque part, ils ont eu raison de saisir des alternatives. Mais ce qui est important pour moi aujourd’hui, c’est de travailler avec ceux qui sont dans ces trajectoires encore très empreintes de la modernité. De questionner la manière dont eux, ils vont amorcer un virage dans d’autres échelles, d’autres circonstances, avec d’autres cultures.

Transformations des pratiques agricoles dans le marais ?

Klima : En termes de temporalité, il y a quand même un effet d’accélération qui fera que cette appétence, cette envie de comprendre, elle va devoir se faire avec des temporalités beaucoup plus courtes que ce que l’on a vécu avant. 

AP : Oui, les agriculteurs ont commencé à adapter leurs pratiques dès la fin des années 1970. Vous avez dit hier que c’était du refus d’adaptation, moi, je pense que c’est de l’adaptation.

Klima : C’est de l’adaptation, mais qui permet de continuer pareil. On adapte pour perpétuer des manières de faire ou de ne pas remettre en cause le modèle établi. Ça peut être une optique d’adaptation, c’est présent dans notre carte mentale, c’est l’une des manières de réagir.

AP : Mais « le continuer pareil » n’est pas « le continuer définitivement ». Et le continuer pareil aide peut-être aussi à amortir la violence de ces expériences et de ces mutations. Pour moi, c’est une vision très moralisatrice de ce que vous sous-entendez derrière l’adaptation. Je pense qu’il y a un enjeu aujourd’hui, c’est d’être peut être plus proche finalement de ces phénomènes pour les saisir dans ce qu’ils sont et d’observer, peut-être sur un temps un tout petit peu plus long, les mutations auxquelles ils conduisent avec des effets collatéraux, des effets retours, des effets de négociations. J’en suis là aujourd’hui. Peut-être que je me trompe, mais je suis chercheur et du coup, je peux faire des hypothèses et essayer de me confronter, quitte à me casser les dents.

Klima : Nous aussi, on en est là aujourd’hui. On s’est rendu compte déjà, au bout d’un an de réflexion, que ça nous change, on se transforme avec l’enquête, c’est ça qui est bien. Mais peut-être qu’il y a, en effet, quelque chose de moralisateur dans la conception que l’on porte du déni, du refus de changer. C’est aussi la difficulté à voir d’autres manières de s’adapter que celles qui correspondent à des stratagèmes techniques de défense. Faire des « bassines », c’est un stratagème technique, on stocke l’eau dans des retenues immenses. On en a beaucoup des stratagèmes et des systèmes de défense, de digues, d’enrochements. On en aura sûrement besoin, mais pas seulement… Il faut donc mettre aussi de l’énergie et de la créativité dans toutes les autres manières de faire et de s’adapter.

AP : En fait, les gens sont tout à fait capables de combiner du très technique, avec du technique qui est lui, beaucoup plus impalpable, beaucoup plus invisible. Tu prends deux champs de maïs, avec l’un à gauche qui est pionnier avec des semences dernières générations et tout ça. Et puis l’autre à droite, avec ce que l’on appelle un maïs population, semé par les agriculteurs eux-mêmes, qui a les qualités génétiques différentes et variables. Et à l’œil nu, tu ne peux pas forcément les distinguer. Tu peux avoir un très beau champ de maïs et en fait l’irriguer et avoir du maïs bio. Il existe aussi des stratagèmes qui ne laissent pas nécessairement une empreinte très forte. Ce sont des signaux faibles, des choses plus difficiles à quantifier, que les agriculteurs n’avouent pas forcément tout le temps. Tu prends un champ non labouré, en pleine saison, tu ne peux pas voir qu’il n’a pas été labouré. Pourtant, c’est une rupture fantastique par rapport aux pratiques du labour et par rapport aux enjeux de conservation et de stockage de carbone y compris de conservation de l’eau. Ces systèmes peuvent être pratiqués par des agriculteurs très intensifs qui ont choisi de rester, de s’inscrire dans des filières de coopératives finalement parfaitement modernes, avec tout ce que ça peut supposer d’efficacité et de violence. Et ça pour le voir, il faut être proche, rester longtemps sur un terrain, ce n’est pas des choses que tu peux voir à l’œil nu comme ça.

Klima : C’est aussi ce que l’on essaye de chercher, de voir et de trouver, mais notre enquête est sur un périmètre très vaste. L’idée, c’était effectivement d’aborder cette complexité, puisque quand on parle de l’un ou de l’autre, on fait souvent des oppositions très binaires et ça donne des réponses très partielles, comme un résumé un peu faux de ce tout ce qui est imbriqué, les uns dans les autres.

AP : Mais tu vois par exemple, j’adorerais transformer ma maison et dans ma tête elle est transformée, mais à échéance de dix années en fonction des moyens que je pourrais réunir. Il en va de même pour n’importe quel agriculteur, pour n’importe quel citoyen. Et ce qui est important, c’est dans quelle trajectoire, y compris psychique, sont installés les gens. C’est ne pas leur refuser d’emblée parce qu’ils sont matériellement encore ancrés dans une culture technique du XXᵉ siècle. Ce qui est important, c’est justement aussi qu’on les installe dans des collectifs, dans des dispositions collectives qui leur permettent d’envisager de façon sécurisée cette transition, qu’ils y aillent avec un peu de plaisir aussi. C’est souvent négligé, même dans des politiques publiques, avec des modèles organisationnels très mécanistes, qui laissent peu de place à l’imbrication des genres, au collectif, à cette unité. Ce n’est pas des moyens considérables, c’est une attention, je pense que l’adaptation se joue beaucoup dans cet enjeu-là, par des formes positives d’envie de changer, de se transformer. En lisant un paysage avec les gens, on voit très vite qu’il y a des choses auxquelles qu’on est vraiment prêt à faire évoluer, je ne suis pas inquiet là-dessus. Je suis plutôt inquiet sur l’incapacité de l’organisation des politiques publiques à installer ses cadres.

Les seuils littoraux et le devenir aquatique du marais

Klima : Nous voulions aussi aborder avec toi les transformations du Marais poitevin, dans les prochaines années, à quoi ressemblera-t-il, selon toi ? 

AP : Il y aura sûrement des périodes de crue plus importantes et une difficulté croissante d’évacuation des eaux de surface. La chalarose va continuer son œuvre et donc affaiblir les trames arborées du marais mouillé. Des taches noires apparaissent et les frênes dépérissent déjà, alors il faut les diversifier. C’est ce que fait le plan paysage auquel nous avons contribué pour le Parc. Il y aura aussi probablement des mutations agricoles qui vont être compliquées à mettre en œuvre, mais qui vont accompagner des solutions, et j’espère aussi, un arrêt de la périurbanisation. Malgré tout, le mode de vie est désormais périurbain, donc la population a un rapport très hédoniste à l’espace, elle en profite. Il va donc falloir trouver des systèmes pour mobiliser un peu les gens dans la gestion de ce patrimoine dont ils bénéficient. J’espère aussi qu’il y aura moins d’infrastructures routières et un coup d’arrêt à l’artificialisation des sols.

Klima : On avait mis une question sur le devenir plus aquatique. Est-ce que ces changements ne t’appellent pas plus vers la mer, vers le devenir d’un marais salé ? Est-ce que cette transformation du marais vers un milieu plus salé t’attire ? Est-ce que ça peut te rendre plus aquatique, jusqu’à te faire pousser des écailles ?

AP : Tu peux avoir des écailles en eau douce. Je pense que l’option qui se dessine dans les 20, 30 prochaines années, sera d’abord ici, sur le Marais poitevin, une option de résistance à l’eau salée. Moi, je ne parle plus du tout de trait de côte aujourd’hui, je parle de seuil littoral.J’aime beaucoup cette expression, elle vient de Paul Virilio. Je pense que les gens vont s’installer par nécessité et ces événements de submersion installeront ces seuils littoraux plus ou moins larges et profonds. Je pense que dans le marais se mettent déjà en place des seuils littoraux, et ce sont déjà des limites épaisses qui permettent des formes de submersion arrêtées par des digues secondes en cas d’épisode. Peut-être que ces seuils sont amenés à prendre une place un peu plus importante au prix d’une réorientation, d’une adaptation des pratiques agricoles. 

Pour le moment, les pratiques agricoles, les investissements sur le drainage, ont été faits pour quelques décennies. Tant que les pompes fonctionnent, tant que les marchés et les cours des céréales sont élevés, tant que le port de la Palisse constitue un exutoire facile et à proximité pour les produits, il n’y a pas de raison que ça change. Ni les élus, ni l’Etat ne souhaitent retoucher à ce modèle exportateur. Je ne parle pas de mon choix, je parle de tout ce que je constate.

Alors est-ce que moi, j’ai envie de salé ? Je ne sais pas, j’ai peut-être plutôt envie de continuer à voir fonctionner ce marais mouillé comme un vrai espace de respiration pour les crues. Il a été fait pour ça, il fonctionne comme ça et je pense qu’il va fonctionner de façon un peu plus intensive avec peut-être des crues plus prolongées, plus fréquentes qui sont tout à fait acceptables pour les agriculteurs sur certains créneaux de l’année et qui vont poser des problèmes quand elles sont plus précoces pour des raisons de mise à l’herbe du bétail.

Quelle place est laissée aux contre-propositions ?

Klima : 80 % des activités des paysagistes et des architectes sont de la réponse à la commande déjà établie, comme les appels d’offres, les concours… Ce positionnement pose la question de la prise de position et de l’engagement par rapport au discours dominant et aux pratiques. Quelle place est laissée aujourd’hui à la critique, aux contre-propositions, aux projets menés de manière indépendante en créant soi-même la commande, par exemple ?

AP : Je vous rejoins parfaitement dans cette disposition d’esprit. En faisant de l’initiation à la recherche par exemple, c’est vraiment ce qu’on ambitionne. C’est aussi pour aider à installer des cadres de commandes, ça nécessite pour ces jeunes professionnels un temps de vagabondage, de précarité qui peut être assez long et inconfortable. Mais je suis assez convaincu de la qualité du travail fourni dans ce que vous faites, dans ce temps que vous prenez à construire un cadre de commande. En fait, c’est ce que j’ai vécu en faisant ma thèse, le résultat de presque 8 années de luttes. Je trouve que vous avez raison de prendre la tangente comme vous le faites, de faire ce voyage, de provoquer cette errance, ces rencontres.

Klima : D’ailleurs, nous avions aussi des questions sur la transmission et l’enseignement. Selon toi, de quoi auraient besoin les jeunes paysagistes aujourd’hui ? Que penses-tu du positionnement qu’ils peuvent avoir et notamment sur peut-être parfois un manque d’esprit critique ?

AP : Ce qui m’intéresse, c’est la continuité. J’enseigne du premier jour des entrants jusqu’à leur dernier. Ce qui m’intéresse, c’est ce spectre large de trois années pour les accompagner. Ensuite, former leur regard, former cet esprit critique, c’est aussi une capacité à formuler des hypothèses sur des méthodes. Et puis aussi aller vers des objets de recherche qui sont peut-être un peu négligés ou mal vus et de les rattacher à ces enjeux de transitions et de changements. Je suis mal à l’aise avec des formations qui annoncent des issues trop ronflantes et qui ne prennent pas un temps dans lequel tu peux vraiment vérifier l’engagement des gens et construire une sorte de culture commune de connivence. Quand on part en voyage, on construit une connivence très forte avec les étudiants.

Klima : Oui, l’enseignement nous pose question, il nous interroge sur les manières d’enseigner, pourquoi certaines problématiques sont mises en avant et d’autres sont mises en arrière-plan. Quel engagement sur ces sujets complexes peut proposer l’enseignement du métier de paysagiste ? Comment avoir un positionnement plus critique ? Comment sortir d’une forme de greenwashing généralisé, où tout le monde parle du « vivant », alors que l’on se rend bien compte de la difficulté de changer notre mode de concevoir, en dehors d’approches encore tellement anthropocentrées… 

Klima : Pour terminer, en temps difficiles, quel serait ton territoire ou ton lieu refuge ? 

AP : J’ai l’impression qu’il est là et j’ai l’impression que les temps difficiles le sont aussi.

Klima : À quoi serais-tu prêt à renoncer pour préserver ce à quoi tu tiens ? 

AP : Alors là, je n’avais jamais pensé à cette question. À quoi je serais prêt à renoncer ? Mais est-ce que je n’ai pas déjà renoncé à pas mal de choses en fait ? Il faut continuer à renoncer, on sera amené sûrement à renoncer à d’autres choses. Et je pense que les temps sont déjà difficiles. Le côté refuge, sincèrement, c’est là. J’ai fondé l’AMAP dans ma commune, je suis administrateur du CIVAM à l’échelle du marais mouillé et puis tout ce travail à l’Université maraîchine, c’est aussi beaucoup de travail, d’organisation. C’est aussi lié à mon statut, d’une certaine sécurité d’enseignant-chercheur. Je ne suis pas certain qu’avec un statut plus précaire, je puisse m’investir dans ces aventures-là. Mais à quoi renoncer maintenant ? 

J’aurais beaucoup de mal à renoncer à une voiture. J’adore la liberté qu’elle m’offre et surtout les échelles de travail qu’elle me permet. Je mange de la bonne viande, élevée dans les prairies du marais mouillé qui servent à faire ce paysage. On essaye d’ajuster les plaisirs, que ce ne soit pas uniquement dans l’extraction, le pompage et que ça serve un destin plus collectif. Après, c’est peut-être une fausse idée, une histoire que je me raconte…

Klima : Et dernière question… Souvent, quand on parle de littoral et de son évolution, on garde une vision très anthropocentrique, basée essentiellement sur les rapports humains. Alors si par exemple, tu avais des antennes de langoustine, tu aimerais capter quoi ? 

AP : Je pense souvent à ces bestioles parce que j’ai le plaisir d’en déguster régulièrement. Ce que je trouve extraordinaire en mangeant une langoustine, c’est combien ça fait un accord parfait avec un vin élevé dans le Mâconnais, à 1000 lieues de l’endroit où elle a été pêchée, cette pauvre langoustine. Et comment l’éducation de notre goût, de notre culture, nous amène à prendre un plaisir incroyable dans la rencontre de deux choses aussi différentes qu’une bouteille de Pouilly-Fuissé et d’une langoustine pêchée dans l’Atlantique, j’espère de façon pas trop désastreuse pour le milieu. Vous n’y avez jamais pensé à cette rencontre-là ? En fait, elle fabrique ce paysage magnifique de la roche de Solutré, classé Grand Site de France, et donne du plaisir et fait vivre des vignerons. Excusez-moi parce que la langoustine me ramène malgré tout à une vision très anthropocentrée. C’est culturel et très occidental, j’ai grandi là-dedans. Je ne suis pas animiste, je n’ai pas ces capacités-là de déplacement ontologique.

Klima : Et si tu étais un autre être vivant qui habite les marais ou le littoral, un animal ou un végétal, tu serais quoi ? 

AP : Je serais une anguille parce qu’elle traverse l’Atlantique, elle peut même remonter jusqu’à très en amont dans les terres. Pour le coup-là, je ne mange pas de mon totem, je n’en ai jamais mangé. Vous seriez quoi vous ? 

Klima – SD : C’est vrai que ce qui est intéressant, c’est de connaître les réponses de chacun. Moi, j’aimerais être une anémone parce qu’elle a ses petites algues qui flottent avec la mer et, quand j’étais enfant, je les regardais très longtemps dans l’eau, ça me fascinait. Par association, j’aimerais arriver à mieux flotter dans le mouvement de la vie, parce que souvent, je n’y arrive pas très bien. Et puis leur couleur est magnifique avec le soleil qui plonge dans l’eau, je les trouve très belles. 

Klima- MB : Et moi je pense que j’aimerais être un merle, parce que je le trouve joyeux, il arrive bien à attraper les cerises, et puis il est un peu frimeur et malin.