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Sentinelles du climat

Auteur·e : Jean Richer

Architecte, urbaniste et géographe,

Jean Richer a été lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2010 pour son travail sur l’urbanisme temporel. D’abord chef de groupe « ville, innovation, architecture » au Cerema Normandie Centre, il est aujourd’hui architecte des bâtiments de France dans les Deux-Sèvres. De ces expériences, il a développé une expertise sur les relations entre architecture, paysage et climat, il est président de l’association Atelier de Recherche Temporelle et effectue une recherche doctorale sur l’urbaniste et philosophe Paul Virilio et l’écologie grise à l'ENSA-Paris Malaquais. Voir le site https://a-r-t.ong/



Les bunkers du Mur de l’Atlantique apparaissent aujourd’hui comme une architecture en réseau qui pourrait jouer un rôle phénoménologique face aux modifications des rivages dues au changement climatique.

Des silhouettes massives et penchées émergent par instants entre les vagues, reflets glauques et scintillements. À marée basse, les bunkers de la plage de Capbreton ont l’apparence de cétacés échoués sur le sable étal. Ici comme ailleurs, la « Forteresse Europe » part à l’eau sous l’effet de l’érosion marine, et bientôt de l’élévation du niveau de la mer. Il est pourtant grand temps d’interroger le rapport que ces objets entretiennent avec leur propre monumentalité et le littoral qui les accueille.

L’Atlantikwall

Le Mur de l’Atlantique construit au cours de la Seconde Guerre mondiale s’étend de la Norvège à la frontière espagnole. Sur 5 000 kilomètres de littoral, ces nombreux ouvrages en béton armé doivent être compris comme un ensemble unitaire : la plus grande entreprise de génie militaire depuis la Grande Muraille de Chine2. Face à l’enlisement de sa guerre-éclair, le régime nazi avait défini les contours du Mur en mars 1942 pour défendre l’Europe continentale des raids aériens anglais et d’un éventuel débarquement ; pour cela, une batterie d’artillerie tous les deux kilomètres et des postes de commandement tous les vingt kilomètres. Le Generalfeldmarschall Erwin Rommel, l’un des protagonistes les plus importants du régime nazi, sera même nommé inspecteur général des côtes de la mer du Nord et de l’Atlantique en 1943 pour parachever ce mur infranchissable et transformer les ports principaux en forteresses. Paradoxalement, il faudra moins de 6 heures le 6 juin 1944 aux Alliés pour débarquer en Normandie. L’Atlantikwall aura échoué.

À la Libération, l’amiral Lemonnier, chef d’état-major général de la marine française, fait lever la liste et les plans des ouvrages du Mur de l’Atlantique. Il s’agit de tirer les enseignements de la guerre puis de classifier ces édifices militaires pour les utiliser en cas de conflit futur. Le rapport Pinczon du Sel recense pour la France 15 000 ouvrages bétonnés dont 4 000 importants et 9 300 batteries d’artillerie. L’Atlantikwall se décompose en cinq ensembles : les forteresses protégeant les ports, les batteries d’artillerie côtières, les stations radars et d’écoute, les ouvrages de défense rapprochée ainsi que les obstacles antidébarquement des plages. L’organisation Todt chargée de leur construction avait normalisé les bunkers selon une typologie réduite, le Regelbau, pour garantir une rapidité de construction et l’optimisation des matériaux. Le caractère sériel de chaque type d’ouvrage renforce l’impression d’unicité du tout. Ce sont logiquement les plages et les côtes basses qui avaient été prioritairement fortifiées par des batteries d’artillerie et des tobrouks pour les combats rapprochés. Ce sont ces mêmes ouvrages qui aujourd’hui partent à la mer sous l’effet de l’érosion marine.

Malgré l’intérêt stratégique que leur a porté l’armée française, les bunkers sont apparus aux yeux de la population d’après-guerre comme le symbole de l’Occupation et la plupart des ouvrages ont été désertés et pillés.

Bunker Archéologie

En 1958, Paul Virilio débute une recherche personnelle sur le Mur de l’Atlantique qui le conduira pendant quinze ans sur les différents rivages de l’Ouest européen. Ce repérage représente un corpus photographique de 750 prises de vues et tirages, qui doit être considéré comme une première archéologie industrielle anticipant, par exemple, l’œuvre des photographes allemands Hilla et Bernd Becher.

Cette recherche donnera lieu à l’exposition Bunker Archéologie au musée des Arts décoratifs (1975) et la publication du livre éponyme. Ces derniers marquent un tournant dans le regard porté sur le bunker – ce « monolithe » pour reprendre un des chapitres du livre –  et le fait basculer dans le champ de l’architecture. Cette « machine à survivre » balise la nouvelle géographie de la guerre totale jusqu’à en devenir le monument. Virilio décrit l’Atlantikwall comme une suite d’architectures enracinées dans le sol qui deviennent l’architecture unique d’un réseau où la communication entre chaque ouvrage permet la couverture totale du territoire littoral.

Le théoricien Reyner Banham avait défini en trois caractéristiques la modernité de l’après-guerre : lisibilité formelle du terrain, présentation claire de la construction et respect des matériaux en leur état. Virilio a donné à cette définition une archéologie puis, par sa collaboration avec l’architecte Claude Parent, une expression littérale avec l’église-bunker Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers (1966). S’il est difficile de mesurer l’impact de l’exposition, le livre Bunker Archéologie aura définitivement fait changer les bunkers de paradigme, les révélant comme une architecture préalable au brutalisme architectural. Il permit leur artialisation au sens donné par le philosophe Alain Roger tout en montrant leur caractère transitoire, soumis à l’entropie et allant vers la disparition.

Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour entrevoir une forme de patrimonialisation officielle avec la protection de certains édifices au titre des monuments historiques. Entre 1992 et 2002, vont être protégés l’ancien poste de direction de tir Riva-Bella (Calvados) et les batteries d’artillerie d’Ecqueville, de Fèvretot, des Monts-Trottins (Seine-Maritime), de Merville (Calvados), Rest Adler Cosel, Wesel Flakberg, Kora-Karola (Charente-Maritime), ou encore la station radar de Port-Coton (Morbihan). Alors que les éléments les plus remarquables entraient dans le patrimoine de la nation, cette reconnaissance restait ponctuelle sans que l’ensemble de l’Atlantikwall soit appréhendé comme un monument en série.

Rivages cinétiques

Le chapitre « Esthétique de la disparition » de Bunker Archéologie montre des bunkers enlisés ou basculés à la renverse. Virilio révèle l’âge à venir de cette forteresse inutile qui exacerbe « le caractère mythique du guetteur devant l’immensité de l’horizon marin ». Lorsque l’armée d’Occupation se replie en 1944, elle laisse derrière elle des édifices dont la plupart n’auront jamais connu de combat. Soumis aux forces de la nature, en particulier aux mouvements sédimentaires, certains se retrouvent enfouis dans le sable ou encore immergés. Pourtant, implantés initialement au sommet des dunes ou en retrait, les bunkers demeurent à leur place : ils ne glissent pas mais s’enfoncent verticalement. C’est donc tout le paysage qui se modifie autour d’eux. Le rivage bouge, la dune avec, la forêt avance ou recule et les bunkers s’affirment comme des marqueurs temporels à partir desquels on mesure aisément la mobilité du reste. Et quelle mobilité ! Certains bunkers sont maintenant à plusieurs centaines de mètres de la côte ou immergés à vingt-cinq mètres de profondeur comme c’est le cas au sud de la dune du Pilat. La nature est complexe et il ne s’agit pas d’un mouvement univoque. Récemment, un blockhaus a surgi du sable de la plage d’Hossegor : Il était visible sur les photographies aériennes jusqu’en 1979 pour disparaître à la suite de gros apports sableux jusqu’en 1985. Son sommet est réapparu brièvement pour redisparaître en 1990.

Mais l’érosion n’est rien comparée à l’ire des hommes. Nombreux sont les bunkers qui, pour des raisons diverses, ont été détruits. En 2018, la destruction du blockhaus de Grande Pointe (Vendée) a démontré combien il était difficile d’évacuer 385 mètres cube de béton en tenant compte des marées car ils contrariaient le transit sédimentaire. Mais cela ne sert pas de leçon. Quatre blockhaus ont été détruits récemment sur la plage de Saint-Clément-des-Baleines. Ils avaient pourtant servi de décors au film Le Jour le plus long (1962) car ses réalisateurs avaient préféré l’intimité de l’île de Ré pour reconstituer le débarquement allié.

Les bunkers du Mur de l’Atlantique sont désormais de marqueurs d’érosion bien identifiable et les chercheurs s’en servent comme points fixes dans l’étude comparée des cartes aériennes. Les destructions continuent, mais la vocation géologique inédite de marqueurs temporels tend à s’imposer d’autant que les effets du changement climatiques se font sentir sur tout le littoral français : la mer monte peu à peu, l’eau se réchauffe et s’acidifie inexorablement, provoquant la migration des animaux comme des végétaux tandis que la houle érode chaque jour certaines côtes.

Icônes phénoménologiques

Au Pays-Bas, le Bunker 599 est devenu un monument très visité après l’intervention du studio Rietveld Landscape et de l’Atelier de Lyon qui ont scié en deux le monolithe (2010). Le visiteur descend par un escalier, suit une allée rectiligne, traverse le bunker par la fente ainsi produite pour arriver à un lac et le chemin finit en belvédère au-dessus de l’eau. L’intervention architecturale révèle la structure interne de l’édifice qui bascule dès lors dans l’image par son passage du volume à la coupe. Cet exemple montre le caractère facilement iconique des bunkers. Or, il est temps de donner à ces édifices un nouveau sens. La menace n’est plus guerrière mais bien environnementale. Sentinelles, les bunkers sont devenus les balises de la démarcation entre la terre et l’eau. Une fois de plus, ils n’empêcheront rien. Mais il nous revient de les employer pour leur caractère iconique et de leur redonner une valeur. Un projet de paysage comme Bunker 599 montre la voie de ce que pourrait être le réemploi de certains bunkers pour une médiation environnementale.

Dès sa construction, le Mur fut le symbole de la « Forteresse Europe » largement relayé par la propagande nazie qui communiqua amplement sur les chantiers puis sur les soldats surveillant l’horizon lointain. Il était déjà architecture au sens où il s’inscrivait dans un discours autant que dans l’espace. Étonnamment, il existe dès le départ une dialectique entre présence et absence de l’architecture dans ces images : les bunkers se tapissent dans les dunes ou sont recouverts de filets de camouflage lorsqu’ils ne sont pas enfuis par la terre pour les rendre indétectables. Ils font corps avec le paysage avec leurs formes biaises et leur première image est paradoxalement celle de leur invisibilité.

À nous d’imaginer la fusion inattendue de ce patrimoine avec l’environnement naturel qui l’entoure. Pour la discipline architecturale, l’enjeu est de manipuler une grandeur géographique pertinente face aux modifications environnementales en cours et de décloisonner la pensée qui sépare trop souvent le monument du naturel. Les bunkers sont des objets d’interface d’échelles géographiques et temporelles. De plus, dans la dialectique entre la visibilité et l’invisibilité qui a donné naissance à la continuité d’un mur furtif, ces ouvrages apparaissent comme des icônes phénoménologiques.

Les phénomènes climatiques, hormis les vagues de chaleur et les tempêtes, ont ceci de perturbant qu’ils sont souvent lents et progressifs. Sur le littoral, il y va de la montée du niveau de la mer et de la mobilité du rivage. L’enjeu consiste alors à donner une image au très peu visible. Il faut changer le regard sur ces architectures, arrêter de les détruire, et entamer un changement de sens pour certains d’entre eux. On pourra imaginer une série de programmes nouveaux – plate-forme d’observation, lieu de médiation ou de méditation – mais sans oublier l’essentiel : qu’ils deviennent des lieux de révélation d’une grandeur géographique apte à saisir les phénomènes globaux.

Auteur·e : Jean Richer

Architecte, urbaniste et géographe,

Jean Richer a été lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2010 pour son travail sur l’urbanisme temporel. D’abord chef de groupe « ville, innovation, architecture » au Cerema Normandie Centre, il est aujourd’hui architecte des bâtiments de France dans les Deux-Sèvres. De ces expériences, il a développé une expertise sur les relations entre architecture, paysage et climat, il est président de l’association Atelier de Recherche Temporelle et effectue une recherche doctorale sur l’urbaniste et philosophe Paul Virilio et l’écologie grise à l'ENSA-Paris Malaquais. Voir le site https://a-r-t.ong/