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Expédition en Laponie . Paysages en transformations

Auteur·e : Sophie Dulau

Architecte & Paysagiste, Co-directrice de Klima

Sophie Dulau est paysagiste et architecte. Après avoir travaillé dix années en agence d'architecture en France et aux Etats-Unis, elle a co-fondé l’atelier de recherche Klima, engagé dans l’adaptation aux changements climatiques des territoires littoraux. Elle mène en parallèle un doctorat à l'Ecole de Paysage ENSP-V et enseigne en tant que professeur vacataire à l'ENSA Marseille dans le programme Mélimed et à l'ENSA Paris Belleville dans le DSA Architecture et Risques Majeurs.
Ses recherches et investigations portent principalement sur les grands bouleversements écologiques en cours (changements climatiques, érosion de la diversité du vivant, pollutions environnementales…). Elle développe une approche hybride mêlant enquête de terrain, paysage, design, ethnographie et psychologie environnementale. Elle s'intéresse aux relations et interactions entre deux niveaux de transformations dues aux changements climatiques : les transformations physiques des paysages et des milieux, et les transformations des représentations culturelles de ceux-ci par notre société.



Expédition en Laponie, résidence en région subarctique avec la BioArt Society

Récit personnel d’une expédition de terrain en Laponie. Résidence critique entre sciences et arts sur les questions environnementales et écologiques en région Sub-Arctique.

La route s’étire droit devant à perte de vue. Depuis ce matin, la voiture avale les kilomètres vers Kilpisjärvi. Je suis assise à l’avant côté passager, des larmes coulent sur mes joues. Je ne dis rien, mais je sens tout. Le paysage rentre en moi, immense. Je voudrais l’embrasser entier de mes yeux. L’étreindre comme un ami tant attendu.

Je repense à la dernière fois que mon corps a tressailli devant un paysage d’étendues infinies. C’était lors d’une grande traversée des terres de l’ouest américain, mes yeux s’étaient alors abreuvés pour la toute première fois de ces paysages immenses, aux horizons si vastes qu’ils se fondent dans le ciel. C’est étrange, mais je sens qu’il y a une partie de moi-même qui ne s’éveille que lorsque je suis dans ces paysages sauvages. Les retrouver, c’est un peu comme retrouver une partie de mon être qui se serait longtemps cachée, comme un petit animal en hibernation.

Là, je suis à 69°03’N ; 20°50°E, en région subarctique et s’ouvrent devant moi d’immenses étendues rousses et ors. Les montagnes sont noires et le ciel brumeux. Nous croisons des rennes qui marchent nonchalamment sur le bord de la route, puis la voiture s’arrête à Kilpisjärvi Biological Station. Kilpisjärvi est un village de la municipalité d’Enontekiö, situé à l’extrême nord-ouest de la Finlande, juste à la lisière entre la Suède et la Norvège. L’océan Arctique n’est pas loin.

Je suis ici en résidence critique avec 40 autres personnes sélectionnées à travers le globe pour réfléchir ensemble sur les problématiques environnementales en région subarctique. La résidence est organisée par la BioArt Society d’Helsinki et accueille un joyeux mélange de scientifiques et d’artistes pour dix jours d’expédition de terrain en Sápmi – Laponie. Je fais partie du Second Order Group qui doit apporter un regard critique et être le point de liaison entre chaque atelier de travail durant toute l’expédition.

Introduction directe et frontale, rendez-vous au sauna près du lac, j’y rencontre mes nouvelles co-équipières de travail. Nous nous retrouvons nues, assisses cuisses contre cuisses, dans cette petite cabane de bois. L’accueil des Finlandais est déroutant, mais la sensation de sororité est instantanée. Les plus courageuses se baignent ensuite dans le lac à zéro degré. Un petit ponton de bois traverse la forêt, l’eau est noire sous un ciel sans lune. Tous mes sens sont en éveil, je nage gelée et en extase devant les montagnes que l’on devine à peine. Je suis totalement là, entière et vivante, entourée de cette beauté sauvage et de tous ces gens inconnus.

L’expédition commence dès le lendemain matin à l’aube, départ sur le terrain, chacun avec son groupe d’étude. Je retrouve le groupe Strange Weather qui traite de l’influence du changement climatique sur les modes de vie des Sámi, peuple autochtone des territoires Sápmi qui couvrent le nord de la Finlande, de la Suède, de la Norvège, ainsi que la péninsule de Kola en Russie.

Nous partons en montagne suivre Oula et Leena Valkeapää, des Sámi éleveurs de rennes. Oula marche vite, très vite, il saute de rocher en rocher, il ne nous attend pas. C’est à nous de s’adapter à son rythme et non l’inverse. Nous traversons des forêts de bouleaux, des buttes de mousses spongieuses parsemés de cours d’eau. Il s’arrête de temps en temps pour nous montrer les différentes espèces de lichens qui existent dans la région. Il nous explique, que les rennes se nourrissent de plantes et de champignons en été, alors qu’ils ne mangent essentiellement que du lichen en hiver. Ils viennent ainsi gratter sous l’épaisse couverture neigeuse pour y atteindre les précieux aliments verts et ocres.

Or depuis quelques années, avec les variations de températures inhabituelles en hiver, la neige peut parfois fondre et être suivi par de fortes averses de pluie. Ceci entraîne alors la formation d’une large surface de glace entre les couches neigeuses, phénomène que les scientifiques appellent événement de pluie sur neige ou ROS Rain On Snow. Les rennes se retrouvent alors dans l’incapacité de pouvoir atteindre le lichen situé sous la glace et souffrent d’un manque d’apport nutritif vital durant ces hivers arctiques où il peut faire jusqu’à moins 30 degrés.

En effet, certaines régions arctiques se réchauffent plus vite que le reste du monde. On constate déjà plus 2 degrés, et même plus 4 degrés par endroit, selon Bruce Forbes, géographe qui dirige le groupe d’études sur le changement climatique, à l’Université de Rovaniemi. Ces changements pourraient ainsi modifier profondément les traditions ancestrales d’élevage des rennes et le mode de vie des Sámi.

Un peu plus loin, j’interroge nos guides sur les forêts de bouleaux que nous traversons, car beaucoup d’arbres semblent malades et chétifs. Le nord de la Laponie est le domaine de la toundra, il est caractérisé par une couverture végétale basse, composée de lichens, de mousses et d’arbustes nains, en particulier le saule arctique Salix arctica, le genévrier et le bouleau nain Betula nana. Mais depuis les vingt dernières années, certaines forêts de bouleaux ont été gravement endommagés par des invasions de chenilles arpenteuses, Epirrita autumnata, qui se nourrissent des feuilles de ces arbres. Et si autrefois le climat froid de ces régions subarctiques, permettait de réguler l’expansion de leur population et leur propagation, aujourd’hui avec le réchauffement des températures, les lépidoptères se multiplient et leurs larves peuvent décimer massivement des milliers de kilomètres carré de forêt de bouleaux dans le nord de la Finlande, mais également dans le nord de la Norvège et le nord de la Suède. Les arbres apparaissent alors comme brûlés, à cause de la défoliation due aux insectes, c’est ce que nous apercevons en traversant ces forêts.

Après des heures de marche, nous arrivons au sommet d’une montagne aride. Le vent est glacial et la toundra s’étend à perte de vue. Le paysage est sublime, immense. On s’y sent à la fois minuscule et complètement dedans.

Là de façon inattendue, Oula refusera de répondre à nos questions sur le changement climatique, nous défiant de ses yeux clairs et persans. Par son refus, il questionne la notion occidentale du changement climatique avec laquelle nous l’abordons. Car pour lui, tout est sans cesse en perpétuelle évolution et transformation, il ne conçoit pas l’accélération des changements actuels comme un phénomène séparé, mais comme un processus de métamorphoses. Il remet également en cause notre perception de l’adaptation, car il n’a pas attendu que l’on lui conseille de s’adapter au changement climatique pour s’adapter à son milieu. Il raconte qu’il prête continuellement attention aux transformations de son environnement. Les éléments du paysage font partie de lui, il les observe et les ressent chaque jour. Il a appris à s’adapter à leurs évolutions tout au long de sa vie, cela fait partie intégrante de son mode de vie et des liens qui le relient à sa terre et aux êtres vivants qui la compose.

Contrairement à nous autres occidentaux qui voulons tout analyser pour comprendre et essayer en vain de stabiliser le monde, les Sámi semblent être mieux préparés car ils savent se repositionner face à un milieu en transformations, ils le font au quotidien.


Pour les plus curieux vous pouvez suivre l’expédition subarctique The Heaven sur le site de Makery qui faisait partie de la team d’exploration.

Et si vous souhaitez en savoir plus sur le programme de résidence Field_Notes, voici le site de la BioArt Society d’Helsinki qui a lancé cette initiative européenne.

Ce projet de résidence entre scientifiques et artistes fait partie du Feral Labs Network, qui est co-fondé par the Creative Europe programme of the European Union, the Kone Foundation, the Ministry of Education and Culture Finland and Arts Promotion Centre Finland.


Auteur·e : Sophie Dulau

Architecte & Paysagiste, Co-directrice de Klima

Sophie Dulau est paysagiste et architecte. Après avoir travaillé dix années en agence d'architecture en France et aux Etats-Unis, elle a co-fondé l’atelier de recherche Klima, engagé dans l’adaptation aux changements climatiques des territoires littoraux. Elle mène en parallèle un doctorat à l'Ecole de Paysage ENSP-V et enseigne en tant que professeur vacataire à l'ENSA Marseille dans le programme Mélimed et à l'ENSA Paris Belleville dans le DSA Architecture et Risques Majeurs.
Ses recherches et investigations portent principalement sur les grands bouleversements écologiques en cours (changements climatiques, érosion de la diversité du vivant, pollutions environnementales…). Elle développe une approche hybride mêlant enquête de terrain, paysage, design, ethnographie et psychologie environnementale. Elle s'intéresse aux relations et interactions entre deux niveaux de transformations dues aux changements climatiques : les transformations physiques des paysages et des milieux, et les transformations des représentations culturelles de ceux-ci par notre société.