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L’appareil littoral

Auteur·e : Jean Richer

Architecte, urbaniste et géographe,

Jean Richer a été lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2010 pour son travail sur l’urbanisme temporel. D’abord chef de groupe « ville, innovation, architecture » au Cerema Normandie Centre, il est aujourd’hui architecte des bâtiments de France dans les Deux-Sèvres. De ces expériences, il a développé une expertise sur les relations entre architecture, paysage et climat, il est président de l’association Atelier de Recherche Temporelle et effectue une recherche doctorale sur l’urbaniste et philosophe Paul Virilio et l’écologie grise à l'ENSA-Paris Malaquais. Voir le site https://a-r-t.ong/



Le paysage émane d’une construction lente, intellectuelle mais aussi physique avec des travaux d’aménagement de grande ampleur. L’observation de l’histoire moderne de la gestion du trait de côte dans le département de la Charente-Maritime approche une partie de cette construction qui tient à la fois du « roman national » et de l’histoire locale. Sur ces rivages bas, souvent gagnés sur la mer, se côtoient encore aujourd’hui deux politiques qui semblent s’affronter : une tradition de lutte contre la mer qui a trouvé un regain soudain en ce début de XXIe siècle et l’affirmation de la qualité des lieux dont l’expression le plus avancée est la politique des sites. Au-delà d’une apparente opposition, ces deux politiques peuvent être appréciées comme deux approches d’un même sujet : les mues successives du paysage. De plus, cette trajectoire historique, qui débute au milieu du XVIIIe siècle, permet de projeter les évolutions prévisibles du paysage littoral sous les effets cumulatifs du changement climatique.

Pour ce faire, Il faut distinguer sept séquences historiques qui se chevauchent (fig. 1). Ensuite, cette analyse – qui émane d’un praticien dont le lecteur excusera le caractère non académique – explicitera le recours à un « appareil littoral » qui doit être compris comme un mode constructif du paysage contemporain.

Fig. 1. Frise présentant les 7 périodes du paysage littoral charentais (J. Richer, 2017).
Fig. 2. Carte du département de la Charente-Maritime localisant les lieux cités, sans échelle (réal. J. Richer, 2017).

Première séquence : un territoire de conquête

Sur la côte charentaise et depuis le premier millénaire de notre ère, le rivage a été convoité pour ses qualités productives successivement liées à la saliculture, à l’élevage, et maintenant à l’agriculture et à la conchyliculture.

La poldérisation débute certainement avant le Xe siècle et se poursuivra jusqu’au début du XIXe sous l’impulsion initiale des abbayes rapidement relayées par des propriétaires terriens. Les polders sont appelés localement « prises » (sur le continent) ou « tannes » (sur l’Île d’Oléron). Cette longue période voit des conquêtes sur la mer mais aussi des abandons réguliers. Les conflits successifs qui ont embrasé la région (la guerre de Cent Ans puis les guerres de Religion) ont conduit à d’importantes déprises. Au XXVIIIe siècle, la prospérité revenue permet de reprendre la conquête progressive des terres basses. En observant, par exemple, les assèchements réalisés entre 1773 et 1776 par le Sieur Chertemps de Seuil à Charron (Péret et Sauzeau, 2014), on constate que la partie ouest de la commune a été conquise méthodiquement sur la mer par la constitution de cellules cultivables de quelques hectares, protégées par des digues en terre, appelées localement levées. Ici comme pour toutes les terres basses des trois anciens golfes des Pictons (actuel marais poitevin), de Rochefort et de Saintonge (marais de Brouage) ainsi que celles des îles de Ré et d’Oléron, ce sont des centaines d’initiatives privées qui ont déplacé peu à peu le trait de côte.

La Loi du 16 septembre 1807 relative au dessèchement des marais marque une nouvelle étape dans la conquête et le renforcement des défenses par un contrôle de l’État sur les aménagements réalisés. Le XIXe siècle voit l’achèvement de la poldérisation charentaise. On peut citer comme exemple le village de La Pérotine (Commune de Saint-Pierre d’Oléron) : une première digue y est édifiée en 1840 parallèlement au chenal pour former la Tanne de la Pérotine, puis 40 ans plus tard, une seconde digue est édifiée parallèlement à la première, distante d’une centaine de mètres, pour créer la Tanne du Fort Royer. Il s’agit là comme ailleurs d’initiatives privées de petite envergure.

Cette première séquence se caractérise par la création d’un territoire pris sur la mer. Le regard que nous pouvons porter aujourd’hui sur ce territoire est de l’ordre du paysage culturel. L’UNESCO en a donné une définition : « ceux-ci présentent les œuvres conjuguées de l’être humain et de la nature, ils expriment une longue et intime relation des peuples avec leur environnement » (Centre du patrimoine mondial, 2015). Ces paysages relèvent de deux des trois catégories de paysage culturel : un paysage clairement défini et créé intentionnellement par l’homme puisque pris sur la mer par des aménagements de génie rural et un paysage évolutif résultant d’une exigence économique. Si la notion même de paysage est ultérieure à ces conquêtes, la définition d’un paysage culturel s’y applique rétrospectivement.

Seconde séquence : la protection organisée des terres basses

Au cours du XIXe siècle, les levées de terre empiriquement érigées vont peu à peu être renforcées par endroits par des ouvrages de génie civil. Cette séquence commence pour le département en 1854 avec la création de la digue du Génie destinée à protéger le polder de l’anse de l’Aiguillon. La digue construite par l’État aux Boucholeurs (Châtelaillon) lui est contemporaine (1857). S’ensuit un grand nombre d’ouvrages maçonnés le long des côtes les plus exposées et leur entretien répété jusqu’en 1957. Cette séquence avait été précédée d’une vaste entreprise nationale de fixation des dunes puisqu’un décret impérial de 1810 l’avait imposé dans tous les départements littoraux. Ces plantations massives vont donner les forêts littorales encore présentes aujourd’hui comme celle de Saint Trojan sur Oléron ou encore la forêt de la Coubre. Ces deux types d’intervention, l’une de génie rural et l’autre de génie civil, n’ont plus pour but la conquête mais la protection du littoral et la fixation du trait de côte.

L’île de Ré, partiellement poldérisée, fut un laboratoire de l’endiguement. Prenons comme exemple les états connus de la digue du Boutillon longue de 716 m linéaire (CG 17, 2012). La digue devait exister antérieurement mais sous la forme d’une levée de bri (argile marine). La digue est achevée avec un revêtement en moellons et mortier de chaux hydraulique en 1863. 1905 voit les premiers gros travaux de réparation. En 1941 des murs de refend sont réalisés pour consolider l’ouvrage. En 1944, des travaux de réparation de la digue sont entrepris par bétonnage du perré. L’année 1948 voit la réalisation d’un talus en béton de protection à l’arrière de la digue. L’entretien s’accélère avec des rempiétements successifs en 1955 puis la mise en place de moellons de diorite et de palplanches anti-affouillement en 1958. Après une dernière intervention pour la surélévation du parapet en 1965, il faut attendre 2012 pour décider la construction en lieu et place d’une nouvelle digue qui a été livrée en avril 2017 (fig. 3). Ici et comme pour les autres digues, la nécessité d’un entretien constant et le renforcement après chaque tempête montrent que ces ouvrages, s’ils sont pérennes dans leur position, ne sont pas moins temporaires dans leur consistance.

Fig. 3. Digue du Boutillon sur l’île de Ré (cl. J. Richer, 2017).

Sur cet ouvrage précisément, on observe le renforcement en dimension et solidité sur une période de 150 ans qui voit l’affirmation très nette du génie civil sur le génie rural. C’est aussi le passage d’un savoir local à une compétence nationale avec l’action prépondérante des ingénieurs de Ponts et Chaussées. Cette période voit l’optimisation d’un savoir consolidé sur plusieurs siècles où la conception d’un réseau hydraulique de canaux allait de pair avec celle des levées. Le rôle de la digue reste ambigu pour le paysage. L’ouvrage de défense maintient le paysage culturel créé tandis qu’il s’impose visuellement sur le rivage par son artificialisation.

Troisième séquence : l’urbanisation littorale

Des implantations urbaines littorales anciennes existaient dans l’actuelle Charente-Maritime sous la forme de ports et de villages de pécheurs. Elles seront complétées à partir du XVIIe par les constructions liées à la défense militaire de l’arsenal de Rochefort. Mais il faudra attendre le XIXe siècle pour connaître une urbanisation littorale conséquente. Même si la Charente-Maritime ne fait pas partie des hauts lieux des bains de mer, elle suivra cette trajectoire nationale.

La balnéarisation charentaise commence à Royan avec la première navette depuis Bordeaux du bateau à vapeur La Garonne en 1818. Il faudra attendre la création de la ligne ferroviaire entre Rochefort et La Rochelle en 1873 pour développer deux plus petites stations balnéaires que seront Fouras et Châtelaillon. Cette première phase d’urbanisation s’achève avec la construction de la jetée de Royan en 1899 qui confirme son statut de première station balnéaire du département. Cette même période voit l’émergence de la notion de paysage littoral. Les artistes qui ont rapidement fréquenté les stations balnéaires en compagnie du Tout-Paris ont livré des représentations de la mer et de ses rivages sous forme littéraire et picturale. C’est alors le triomphe d’une vision romantique du bord de mer, où le promeneur est en situation contemplative de la beauté de la nature. Très vite, ce paysage devient une construction collective où l’imaginaire balnéaire supplante la réalité dans un basculement de paradigme qui perdure jusqu’à nos jours

La première partie du XXe siècle voit une densification urbaine douce de la côte autour des villages. Mais il faut attendre les Trente glorieuses pour démarrer une période d’expansion urbaine au plus près du rivage. La réalisation emblématique de cette époque est La Palmyre, dernière station balnéaire du département, édifiée indépendamment de village primitif des Mathes en 1960 (fig. 4). Elle cache en réalité une urbanisation plus diffuse sur toute la façade atlantique. À partir de 1950, la réalisation du port abri des Boucholeurs (Châtelaillon), simple village de pêcheurs, engage l’urbanisation du pied du coteau par de petites résidences secondaires. C’est ainsi pour pratiquement toutes les communes littorales du département. Or, cette nouvelle occupation concerne essentiellement des terres basses qui sont souvent des zones humides. Sur l’île d’Aix, on note le doublement du nombre de logements (de 226 à 462 entre 1968 et 2009, source INSEE) essentiellement dans les zones potentiellement submersibles. Cette période historique se finit brutalement en avril 2010 après qu’un certain nombre de ces poches récemment urbanisées fut submergé et classé en zones noires suite à la tempête Xynthia.

Fig. 4. Plage de La Palmyre, au bout de l’avenue de l’Océan, en août 1969 (auteur inconnu, Archives départementales de la Charente-Maritime, dépôt 120/237, 2 S1 et 2).

Sans toutefois avoir le caractère massif de « bétonisation » que d’autres départements ont connu, la caractéristique principale de cette urbanisation va être de flirter avec les risques avec d’autant plus de facilité que la période entre 1957 et 1996 verra une rémission climatique sans tempête notoire. Cette séquence est un nœud à partir duquel deux branches vont bifurquer : l’affirmation du paysage littoral issu d’un imaginaire collectif et la nécessaire protection de l’urbanisation vulnérable aux aléas de submersion.

Quatrième séquence : l’affirmation du paysage

Les espaces littoraux, jusque-là perçus comme productifs, ont pris une nouvelle valeur paysagère liée au développement des bains de mer. La vision romantique est à son tour dépassée par le développement de la photographie qui permet la représentation mécanique du littoral pittoresque par le grand public.

La notion du paysage trouve une transcription réglementaire dans la loi de 1906 qui marque une première étape pour la protection des paysages mais surtout celle de 1930 sur les sites. Un site classé ou inscrit est un espace naturel ou une formation naturelle remarquable dont le caractère historique, artistique, scientifique, légendaire ou pittoresque appelle la conservation en l’état ainsi que la préservation de toutes atteintes graves. Il ne s’agit pas d’une protection environnementale au sens de la préservation des milieux mais bien d’une conservation paysagère, c’est-à-dire de l’aspect visuel de la nature des lieux.

Le premier site classé dans le département sera deux arbres (les Platanes du Roi de Rome) aux Mathes dès 1932 puis le plan d’eau d’échouage du vieux port de La Rochelle en 1933. La première salve de classement s’arrête avec le classement du bourg de Talmont et la promenade de la corniche à Vaux sur Mer en 1939. Les procédures de classement reprennent après la Seconde Guerre mondiale et s’accélèrent à partir de 1967 avec des classements de grande ampleur : Île d’Oléron (1970), Île d’Aix (1970) et Île de Ré (1979). Dans les années 2000, le classement s’attache surtout aux marais : marais poitevin (2003), ancien golfe de Saintonge – marais de Brouage (2011) et l’estuaire de la Charente en 2013. Au total, 24 procédures de classement ont été menées sur le littoral charentais, ce qui en fait un des littoraux le plus protégé de France au titre du paysage.

Parallèlement, au cours du XXe siècle, le développement du tourisme de masse induit une nouvelle relation au territoire par des aménagements : campings, centres de vacances, résidences secondaires, mais aussi aménagements de front de mer et de plages plus ou moins artificielles. Le paysage y est supplanté par un imaginaire balnéaire puissant qui peut aller jusqu’au décrochage entre le signifiant et le signifié. Happé par la plage, l’estivant ne remarque pas le désordre d’une urbanisation peu contrôlée. Tout cela échappe au regard au profit des éléments dominants – à la présence quasi mythologique – que sont la mer, le ciel et le sable.

Cette urbanisation, qui n’hésite pas à partir à la conquête des milieux naturels (fig. 5), ne doit sa limitation qu’à la présence de protections environnementales et paysagères. La période de rémission climatique des Trente glorieuses aura vu grandir la pression démographique et foncière sur le littoral avec une faible prise en compte de la Loi littoral (1986) entraînant souvent une urbanisation anarchique. Le retour des tempêtes provoqua une prise de conscience des risques naturels qui, croisée avec l’accroissement des protections environnementales et paysagères et l’application progressive de la Loi littoral, donne aux acteurs locaux l’impression d’un littoral très contraint, pour ne pas dire vitrifié.

Fig. 5. Saint Trojan sur l’île d’Oléron, (cl. Michel Bernard, 2015).

Cinquième séquence : la riposte

La période de rémission climatique de 1957 à 1996 a induit un manque d’entretien sérieux de digues du littoral charentais. Les tempêtes de 1999 vont se charger de réveiller les consciences et de mettre en branle une riposte face aux aléas. Cette séquence commence précisément en 2002 avec la mise en place des premiers Plan de prévention des risques (PPRL devenus ensuite PPRN) ainsi que la mise en œuvre des Programme d’action de prévention des inondations (PAPI). Un vaste programme de reconstruction des digues commence en 2015 et il devrait s’achever vers 2020 sous la maîtrise d’ouvrage du Conseil départemental : les études et travaux du Plan digues comprennent 137 opérations pour un coût total de 150 millions d’euros. Cette séquence en cours reprend les techniques développées au cours du XXe siècle avec un renforcement des rivages par enrochement, batardeaux, digues en retrait ou renforcements d’ouvrage existant. Il faut observer dans ces travaux une modification importante du paysage du rivage. La diorite des enrochements, de couleur anthracite, tranche avec la géologie calcaire charentaise. Les batardeaux font apparaître des limites spatiales qui n’existaient pas auparavant et les plus gros ouvrages s’imposent dans le paysage, côté terre comme côté mer.

Une partie de ces travaux font suite au rapport intitulé « Expertise des zones de solidarité Xynthia en Charente-Maritime » (2012) du Commissariat général au développement durable (CGEDD) dépendant de l’actuel Ministère de la transition écologique et solidaire, dont les conclusions allaient vers une défense accrue du littoral. Face à l’atteinte potentielle aux paysages que représentaient ces projets de défenses côtières dans les sites classés, un guide méthodologique a été élaboré en 2017 par ce même CGEDD. La conciliation entre deux exigences apparemment contradictoires provoque une réponse de compromis : « L’arrivée de nouveaux ouvrages se doit d’être la plus intégrée possible. Dans tous les cas, il s’agit de rechercher la meilleure cohérence possible entre les caractéristiques du site et la nature des ouvrages » (CGEDD, 2017).

Depuis le XIXe siècle, le linéaire de digue n’a cessé de s’accroître entre le doublement des prises laissant en terre des digues dormantes et plus récemment les extensions de protection des zones vulnérables. Ces protections touchent tous les types de milieux : urbanisés, naturels et agricoles. L’île de Ré à elle seule compte 11 km de digues. Les nombreux chantiers mis en œuvre pour la prise en compte des risques littoraux risquent à leur tour d’affecter durablement les paysages et les milieux par le renforcement en hauteur et en robustesse des ouvrages existants et leur extension sur les zones non encore protégées. L’impact environnemental et paysager le plus grave réside dans le fait que ces aménagements rigidifient à l’excès le trait de côte et l’oblige à une fixité artificielle alors même que le rivage est un milieu naturellement mobile.

En 2017, deux politiques se font face, pourtant portées par le même ministère : celle des risques et celle des paysages et de l’environnement. Cette séquence historique est très intéressante car elle questionne précisément la nature du paysage entre préservation, pour empêcher des paysages de disparaître par submersion, et atteintes visuelles des ouvrages de défenses.

Sixième séquence : le changement climatique

Le réchauffement climatique actuel a commencé au tout début de la révolution industrielle, vers 1830. Son accélération progressive et ses effets sont connus par les conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : l’augmentation de la température de l’air et de l’eau, l’augmentation induite du niveau de la mer ou encore la recrudescence des épisodes de chaleur intense. Il ressort des approfondissements régionaux (MEDCIE GSO, 2011 et Salles et Le Treut, 2017) quatre principaux enjeux pour le littoral charentais.

Tout d’abord l’adéquation entre ressource, demande et préservation de la qualité de l’eau. La montée du niveau de la mer pourrait s’accompagner d’un déplacement du biseau d’eau salée entraînant la salinisation des nappes phréatiques littorales. Mais c’est surtout la baisse importante des précipitations qui affectera durablement la ressource en eau en qualité et en quantité. Cette raréfaction aura des conséquences visibles sur les paysages littoraux tels que nous les connaissons, ne serait-ce qu’en matière agricole.

La principale conséquence côtière du changement climatique va être l’élévation du niveau de la mer avec une submersion possible d’une partie du littoral, parfois en profondeur dans les terres basses, ainsi que l’accroissement du risque de submersion marine temporaire. Il est possible que certaines terres conquises sur la mer durant les siècles précédents soient reprises par celle-ci avec la perte définitive de certains paysages. Cet enjeu interroge en particulier la politique actuelle de renforcement des défenses côtières : jusqu’où arriverons-nous à tenir la position actuelle du trait de côte et quelles seront les zones qu’il sera socialement acceptable de rendre à la mer.

L’adaptation des productions marines apparaît comme un enjeu économique et patrimonial. Le bassin conchylicole de la Charente-Maritime est le premier de France pour sa capacité de production d’huîtres et de moules. À la fois patrimoine matériel et culinaire, cette culture pourrait souffrir du réchauffement des températures de l’eau de mer et de ses conséquences sanitaires. Implantés au bord des terres conquises sur la mer, ses établissements auront à souffrir d’atteintes pouvant aller jusqu’à la remise en cause de leur mode de production. De par sa sensibilité aux variations du climat et l’établissement de sa production au plus près du rivage, la conchyliculture se pose comme un élément du paysage charentais mais aussi en sentinelle du changement climatique.

Le dernier enjeu concerne la transition touristique dans un département parmi les premiers en termes de fréquentation de touristes français. Or l’offre touristique est fondée sur des ressources dépendantes du climat sur un littoral soumis aux risques côtiers avec le risque de submersion des résidences secondaires et de loisirs très présentes dans les zones les plus vulnérables ou encore les conflits d’usage autour de la ressource en eau. Mais, paradoxalement, la principale conséquence de ce changement va être l’augmentation du potentiel touristique estival avec un allongement de la saison et un report prévisible d’affluence des plages méditerranéennes devenues caniculaires. La capacité d’accueil de ces territoires sensibles devra être définie au risque de voir certains milieux se dégrader sous l’effet du piétinement.

Septième séquence : l’adaptation

Immédiatement après l’évènement Xynthia, la DHUP a mandaté un groupement dirigé par l’urbaniste François Gréther pour réfléchir à l’avenir de la côte charentaise (Grether, 2012). Ce projet proposait la recomposition spatiale du littoral vulnérable en s’appuyant sur le développement d’une trame paysagère de grande échelle pour redéployer une urbanisation durable en conjuguant les trois systèmes d’organisation du littoral charentais : les étendues d’eau marine et d’eaux douces, les espaces naturels et cultivés et enfin le réseau urbain. La mise en œuvre de ce projet global et progressif redonnait à l’eau son rôle majeur dans la structuration des projets.

Cette étude a été mal reçue par les élus locaux dans un climat de grande tension entre l’État et les collectivités territoriales. Tenant compte de ce fait, les services déconcentrés de l’État ont mis en place des ateliers régionaux engageant une réflexion partagée sur le devenir des zones de solidarité (ZDS, anciennes zones noires car submergées par l’évènement Xynthia) afin de trouver des solutions d’aménagements évolutifs intégrant les enjeux environnementaux, les risques et la fréquentation saisonnière. Les six études (2012 – 2013) – confiées à un groupement pluridisciplinaire avec pour mandataire la paysagiste Julie Colin – ont conclu à des renaturation de sites (Charron, Yves et Châtelaillon), une reconstruction dunaire (Aytré), à la gestion des eaux pluviales et au ressuyage des submersions (Port des Barques), à la reconstitution de plages intégrant des défenses douces (Fouras et l’Île d’Aix) ou encore au réaménagement d’espaces publics (Saint-Pierre et Saint Georges d’Oléron). Les réponses de ces différents ateliers sont fondées sur des projets de paysage qui assurent une médiation entre des problématiques divergentes comme les conflits d’usage, la reconquête environnementale et la protection des populations. Ils n’ont eu que peu de suites opérationnelles.

Le Conservatoire du littoral – dont le siège est à Rochefort sur Mer – est très investi sur la question de l’adaptation au changement climatique puisque 20 % de ses sites seront susceptibles d’être fréquemment submergés entre 2050 et 2100. Il a mené différentes études pour intégrer les enjeux liés au changement climatique dans les projets de territoire, expérimenter des systèmes « à la fois terre et mer » et favoriser la naturalité des sites ou encore la gestion dynamique des écosystèmes tout en assurant la sécurité des populations (Conservatoire du littoral, 2011). Le projet Ad’Apto qu’il développe actuellement vise à mettre en valeur une dizaine de démarches locales d’adaptation qui promeuvent une gestion souple du trait de côte, lorsque cela est possible, en supprimant en partie les défenses côtières pour permettre à la mer de rentrer dans les terres.

Ces trois démarches ont en commun une entrée paysagère, celle d’un paysage évolutif qui devient en lui-même projet. D’autres études d’aménagement sont en cours sur la Pointe de la Fumée à Fourras ou encore à Port des barques. Par ailleurs, ce littoral a stimulé de nombreuses études universitaires d’adaptation paysagère au changement climatique. Le projet de paysage, s’il demeure minoritaire dans les démarches locales, offre une approche dynamique permettant de dépasser l’opposition entre la défense du littoral et à la conservation des sites.

« L’appareil littoral » dans le projet de paysage

Plusieurs doctrines s’affrontent aujourd’hui : une clairement enracinée dans l’histoire qui consiste à adapter après chaque évènement les ouvrages côtiers pour défendre les terres, une autre visant à la conservation des paysages dans leur état actuel, et une dernière en cours d’élaboration, visant à une gestion plus souple du trait de côte où se mêlent approche environnementale, paysagère et recul de l’urbanisation lorsque cela est possible. La définition d’un appareil – « ensemble d’éléments qui concourent au même but en formant un tout » (Dictionnaire le Robert, 2017) – doit nous conduire à envisager ces doctrines simultanément et non indépendamment comme aujourd’hui. Les effets du changement climatique entraîneront des combinaisons locales d’aléas à l’intensité variable dans le temps. Ce constat impose de privilégier une approche dynamique et systémique sur les territoires vulnérables.

Une triple évolution est observable sur les deux derniers siècles. Premièrement, le passage du génie rural (prises protégées par des levées) au génie civil (les digues maçonnées) correspond à une affirmation des ouvrages dans le paysage. Deuxièmement, l’urbanisation littorale a pris des risques importants en s’implantant dans des zones vulnérables. Enfin, nous pouvons observer les mues successives du paysage, d’abord contemplatif (romantisme), réglementaire (politique de classement des sites) et qui maintenant devient projet.

Dans une enquête récente (CRCNA, 2017), la chambre régionale des comptes a procédé au contrôle d’intercommunalités et de communes comprises entre La Rochelle et Biarritz pour s’assurer qu’elles avaient bien pris en compte le changement climatique et notamment la question du coût financier lié au recul du trait de côte. La synthèse pointe le manque de cohérence des politiques d’urbanisme. Elle observe un manque de transfert de la compétence urbanisme vers les intercommunalités et un contournement de la loi littoral pour construire dans les espaces proches de la mer. Si des démarches d’adaptation existent, elles sont minoritaires à ce jour mais des signaux faibles existent. Le pays de Marennes Oléron a été lauréat d’un appel à manifestation d’intérêt national pour l’intégration des risques littoraux dans les SCoT. Parallèlement, il élabore une Trame verte et bleue en prévision d’un Plan paysage. Il faut voir dans cette conjonction – prise en compte d’un périmètre cohérent et projet de paysage – un changement de pratique dans les politiques publiques.

L’affirmation locale des paysages culturels évolutifs dans les politiques publiques locales permettrait d’orienter différemment les choses en provoquant un nouveau rapport dialectique entre la nature et l’artifice. Dans un paysage fortement anthropisé, la digue n’est qu’un artifice de plus. L’intégration de la prise en compte des risques, de la préservation des paysages et de l’organisation des usages au sein d’un projet et sur un périmètre cohérent revient à construire un appareil conceptuel propre à s’adapter au changement climatique. Il est possible que ses effets déconstruisent rapidement un imaginaire balnéaire trop angélique et il est peu probable que nous nous satisfaisions des paysages de friches de la simple déconstruction des espaces urbanisés trop vulnérables comme ce fut le cas après la tempête Xynthia (fig. 6). La construction d’un nouveau paysage devient dès lors un projet en soi porté par un « appareil littoral » intégrateur.

Fig. 6. Deconstruction en Zone de solidarité, Les Boucholeurs à Châtelaillon (cl. J. Richer, 2013).
Auteur·e : Jean Richer

Architecte, urbaniste et géographe,

Jean Richer a été lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2010 pour son travail sur l’urbanisme temporel. D’abord chef de groupe « ville, innovation, architecture » au Cerema Normandie Centre, il est aujourd’hui architecte des bâtiments de France dans les Deux-Sèvres. De ces expériences, il a développé une expertise sur les relations entre architecture, paysage et climat, il est président de l’association Atelier de Recherche Temporelle et effectue une recherche doctorale sur l’urbaniste et philosophe Paul Virilio et l’écologie grise à l'ENSA-Paris Malaquais. Voir le site https://a-r-t.ong/