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Geoffroy Pithon

Portrait
Geoffroy Pithon -

Geoffroy Pithon est graphiste et artiste, basé à Nantes. Après 10 ans au sein du trio de graphistes Formes Vives, il entreprend désormais ses projets en indépendant, au sein d’équipes variées. A tra-vers sa pratique, il revendique un rapport de terrain au graphisme, à partir d’outils simples comme le papier, les crayons et la peinture.


Une pratique de terrain

Geoffroy Pithon est graphiste et artiste, basé à Nantes. Après 10 ans au sein du trio de graphistes Formes Vives, il entreprend désormais ses projets en indépendant, au sein d’équipes variées. A travers sa pratique, il revendique un rapport de terrain au graphisme, à partir d’outils simples comme le papier, les crayons et la peinture.

Entretien mené par Klima (Sophie et Marie), le 23 octobre 2020, à Nantes

Klima : Bonjour Geoffroy, est-ce que tu peux te présenter ?

GP : Je m’appelle Geoffroy Pithon, je suis graphiste et artiste. J’ai fait partie du collectif Formes Vives, de 2010 à 2020. Le collectif s’est dissout au printemps dernier. C’était un collectif de graphistes composé de Nicolas Filloque, Adrien Zammit et donc moi, dispatché sur trois villes, entre Brest, Marseille et Nantes. On s’est rencontré aux Arts déco et pendant pratiquement dix ans, un peu plus même, on a travaillé dans la création graphique et collective, sur plusieurs champs, du social au politique, au culturel, dans le champ des arts plastiques aussi. Je vis et je travaille à Nantes et maintenant en indépendant.

Klima : D’accord. Et on a quelques questions sur ton rapport à la mer. Où est-ce que tu as grandi ?

GP : J’ai grandi à Angers, pas loin de Nantes, dans le Maine-et-Loire.

Klima : Est-ce que tu te souviens de ton rapport avec l’eau, qu’elle soit douce ou salée ?

GP : J’ai eu la chance, j’ai toujours la chance d’avoir une maison de famille en bord de mer. Mon premier souvenir, je n’ai pas un souvenir très net, mais j’ai commencé à aller à la mer à trois mois je pense. Donc tous les ans, à Préfailles, sur la côte atlantique, Loire Atlantique, au nord de Pornic. J’ai donc eu un rapport très tôt et très fréquent à l’océan. Donc plus l’océan que la rivière, que le fleuve, que l’eau douce, vraiment un rapport très lié à l’eau salé et au paysage côtier, aux marées, à tout ça, …

Klima : A quels rivages te sens-tu attaché, te sens-tu relié ?

GP : Cette côte là, ce qu’on appelle la côte de Jade, principalement sauvage, qui est sauvegardée, et qui en gros s’étale entre la pointe St Gildas et Pornic, avant de partir sur la baie de Bourgneuf, vers Noirmoutier. C’est une côte qui est en pointe, qui est une avancée, vraiment, dans l’Atlantique, Sud Loire. C’est une côte très rocheuse, très escarpée. C’est un paysage presque breton en fait, qu’on retrouve dans ce département, ce qui est assez sympathique. Donc moi c’est ça, cette ambiance de rivage, de crique, de sentier côtier plus que de grande plage de sable fin.

Klima : D’accord. Et on avait une question un peu large. Qu’est-ce qui t’émeut dans le monde aujourd’hui ? Qu’est-ce qui te touche ?

GP : Pas évident… Tout de suite ? maintenant ? Le grand bouleversement en fait. La conscience qu’on vit un grand bouleversement, ensemble et complètement tangible. Il n’y a pas une seule journée où on n’est pas rappelé avec ce grand bouleversement, bouleversement à tout niveau. En tant que citoyen de la société occidentale, qui est peut-être une sorte de société qui est touchée directement par ce bouleversement. Donc ça me touche, c’est touchant de le vivre.

Klima : Et qu’est-ce qui te donne de l’élan dans ton travail ?

GP : La pratique artistique est particulière. C’est en même temps une pratique professionnelle et une vraie pratique de passion. Ce qui est compliqué, c’est que c’est une nécessité presque vitale de travailler, pas dans le sens économique, mais de faire ce qu’on aime faire et ce qu’on doit faire. C’est peut-être plus facile de se l’imaginer pour un musicien, mais voilà, moi, cet élan, je ne l’explique pas vraiment. C’est là, j’ai un tel plaisir à chaque fois que prendre des vacances des fois est presque pénible.

Klima : Et comment es-tu arrivé à ce que tu fais aujourd’hui ? Quelle était ta formation ? C’était quel cheminement ?

GP : Je viens vraiment d’un milieu familial très scientifique, donc toute la question artistique, et culturelle au sens large, elle est vraiment venue de mes fréquentations, de mes amis, et notamment de la musique. Au départ, ma porte d’entrée dans l’art c’était vraiment la musique, j’ai fait vraiment beaucoup beaucoup de musique au collège, au lycée, groupe de musique à Angers, et tout ça. Et c’est ça qui m’a ouvert vraiment vers la création, le travail de création, que j’ai décidé de poursuivre plutôt par des écoles d’art que par la musique. Un rapport plutôt aux arts plastiques et un côté très pluridisciplinaire. Donc j’ai fait les Arts déco, Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, sur cinq ans, en section design graphique. J’ai tout appris par mon milieu d’amitiés, de rencontres liées à la musique, pas du tout liées à la famille. Mais c’est très bien comme ça.

Klima : Alors, est ce que tu peux nous décrire ou nous parler de deux ou trois projets qui te tiennent particulièrement à coeur ?

GP : Je suis en phase de transition, dans le sens où je quitte un collectif, ou qu’il y a un collectif qui se finit, pour aller plutôt sur une démarche plus individuelle, en tout cas, avec d’autres collaborations. Les projets qui m’animent sont mes projets du moment, c’est-à-dire une recherche que je mène sur les liens entre la création graphique et la création artistique qui passent par la peinture. J’ai une approche d’un graphisme qui est direct, dans le sens où il court-circuite tout cet enrobage informatique, numérique et digital, pour aller vers une pratique de terrain. Faire les choses sur place, faire un graphisme un peu tout terrain avec ma boîte à outils qui est la peinture, le papier, un langage graphique comme ça fait de couleurs, de formes et que je déploie au gré des commandes, dans les arts vivants avec le spectacle, les performances, etc. Ce sont à chaque fois des projets collaboratifs, avec d’autres personnes.

Et la semaine dernière, on vient de terminer un projet qui s’appelle le café Poï Poï. C’est un projet qui regroupe dix artistes, qui se présente sous la forme de l’ouverture d’un café éphémère, et qui est en même temps un lieu de résidence artistique. C’était la deuxième fois qu’on le faisait, on l’avait fait en 2019. Là, on l’a fait tout le mois de septembre. On arrive comme ça avec un processus de travail, de dispositifs artistiques. On rencontre des gens qui vont devenir nos collaborateurs – ici c’était la communauté de communes du pays d’Ancenis. On a donc récupéré un café abandonné depuis deux ans. On a réouvert ce café pendant un mois d’implantation. On fait le vivre avec une carte particulière, puisque c’est une carte qui est aussi en soutien à des initiatives paysannes locales. On n’a pas de coca à vendre, pas de bières mainstream, c’est vraiment des bières locales, des producteurs locaux, du vin naturel qui est fait dans le coin, et en même temps on produit sur place en tant qu’artistes. On produit avec ce contexte, cette matière. Déjà tout est à vue, tout est en chantier ouvert, en chantier public. Ça, ça se passe pendant trois semaines – un mois, et la fin, la restitution prend la forme d’un spectacle, qui est créé pendant une semaine, très à vif, très instinctif, qui rend compte de ce qui s’est passé dans ce lieu : comment nous, on a été récepteur et après traducteur des paroles, de ce qui se passe ici, de que ce c’est que d’ouvrir un café dans un bled de campagne entre Nantes et Angers en 2020. C’est donc un projet qui vient de se faire que je trouve particulièrement intéressant, un projet de bords de Loire.

Les projets sont des familles de projet que je peux mener avec le spectacle vivant. Ce ne sont pas des projets qui sont des projets finis, commandés, c’est presque un peu comme vous, ce sont des projets de recherche et là on a un projet de recherche avec un ami à moi qui s’appelle Benoît Bonnemaison-Fitte. Et on mène ce projet qui s’appelle « Graphure et peintrisme ». Il reprend vraiment ce lien entre le graphisme et la peinture. Et là on sort d’une résidence de recherche avec une compagnie de cirque qui s’appelle « Baro d’Evel», qui est une super compagnie, dans le sud. Donc il y a plein de petits labos, de petites capsules comme ça, de recherche autour du papier et de la peinture, dehors, dedans, comment on s’en empare, ça prend la forme de costumes en papier, de plein d’installations qui sont comme ça, mises en scène, qui sont activées par des danseurs, des acrobates, des comédiens. C’est quelque chose qu’on fait depuis assez récemment et, je pense, qui va nous emmener sur le long terme. En tout cas, je mets beaucoup d’énergie là-dedans. C’est un projet qui me plaît beaucoup.

Klima : Avec des étudiants, peut-être aussi ? Tu fais pas mal de workshops ?

GP : Finalement pas tant que ça, on en a beaucoup fait avec Formes Vives. On a eu vraiment cette période, où, dans la prolongation de notre travail collectif, il y avait un vrai désir de le partager avec des étudiants d’écoles d’art. D’intégrer presque des étudiants à nos réflexions. Formes Vives était vraiment lié aussi à tout une dérive intellectuelle sur la question du politique du graphisme. C’est-à-dire : « quelle est la place du graphiste dans la cité, dans la société, sa place citoyenne ? ». On a beaucoup fait de workshops, on était invité en workshop par des profs sur ces questions-là. La question de la création collective, faire à plusieurs, et poser des questions de sens, « qu’est-ce-que du graphisme social ? du graphisme d’utilité publique ? », en questionnant les grandes causes, environnementales, humanitaires, crises migratoires, crises politiques, critiques sociales. Voilà, on a beaucoup fait de workshops. Finalement, on n’en a fait un peu moins sur la fin de l’aventure Formes Vives, moi j’en refait un peu maintenant plutôt sur de la pratique de graphisme, la pratique de graphisme de terrain : « comment faire du graphisme quand il n’y a pas d’électricité, quand il n’y a pas d’informatique ? » « comment on peut communiquer, mettre en partage des choses avec des crayons, du papier, des pinceaux, écrire en grand, écrire en couleur, travail des formes, des couleurs, du rythme, de la dramaturgie graphique ? ». Je fais un peu plus ça, qui est vraiment lié à mon terrain de jeu du moment.

Klima : Pourrais-tu revenir sur ce que c’était Formes Vives ? Nous présenter le collectif ?

GB : C’est beaucoup de choses Formes Vives, mais, pour faire simple, c’est une réunion de trois graphistes indépendants. Il n’y a pas de structure juridique formaliste. C’est un collectif avec signature collective, avec Adrian Zammit à Marseille, Nicolas Filloque à Brest et moi à Nantes. J’ai rejoint le collectif en 2010, mais il existait depuis 2008. Il a été monté par Adrien et Nicolas, en continuité de leurs projets de recherche de projets de fin d’études aux Arts déco sur la question du graphisme politique, du lien entre politique et graphisme, qui était au début un projet de recherche et qui est devenu un projet de création graphique pratique avec tout un tas de commandes, qui, sur une dizaine d’années, ont donné lieu à des projets avec l’éducation populaire, les arts plastiques, les syndicats, des choses aussi qui sont liées à la recherche vraiment artistique et expérimentale, plutôt l’art contemporain etc. Puis tout un tas de démarches qui questionnent aussi le graphisme social, mais très ouvert, c’est-à-dire la création dans l’espace public, la création participative, la recherche intellectuelle d’une façon de s’exprimer, de mots, de texte. Des commanditaires tels que des éducations populaires, des théâtres, des institutions publiques, des villes.

Klima : Et vous avez souhaité passer à autre chose ?

GP : Le collectif a pris fin au printemps 2020. Ça serait intéressant que ce soit évoqué plus collectivement, mais, pour faire simple, c’est la fin d’un questionnement collectif plutôt que la fin formaliste, c’est-à-dire la sensation d’avoir fait le tour de cette question-là, et en même temps d’être animés chacun par d’autres choses, d’autres façons de continuer individuellement ou dans d’autres collectifs.

Klima : Aujourd’hui, tu as rejoint d’autres collectifs ?

GP : Je fais partie de plein de choses, mais Formes Vives avait quelque chose de très total. C’est à dire qu’à un moment donné je pense que l’on était tous d’accord pour dire que tout ce que l’on faisait c’était Formes Vives. Maintenant on fait plein de choses encore collectivement, chacun de notre côté ou avec d’autres personnes, mais il n’y a pas ce côté global que pouvait avoir Formes Vives.

Klima : Qu’est-ce que vous cherchiez à créer et proposer ?

GP : Nous on accompagnait en fait, c’est-à-dire que la pratique du graphisme est une pratique d’art appliqué, liée à la commande. On n’a pas une démarche artistique autonome, on répond à des commandes. Et ce qui nous intéressait vraiment c’était d’accompagner, de soutenir des démarches que l’on trouvait intéressantes, en tout cas pas nocives, et qui accompagnaient aussi nos réflexions intellectuelles, politiques, culturelles, d’une façon ou d’une autre.

Klima : Vous répondiez à des appels d’offres ?

GP : Non, on avait des commandes directes. Concrètement c’est telle structure, association, qui nous appelait et avait besoin de graphisme, c’est-a-à-dire de logos, de signes, de formes, d’affiches, de sites internet, de brochures, ou de communication visuelle… Nous, on y répondait quand ça nous plaisait aussi, que ça ne soit pas juste un clientélisme mais vraiment une démarche qui est une rencontre d’idées, de pensées. Et en même temps, on avait un langage propre à Formes Vives, qui était un langage avec des aspects formels, d’écrire à la main, très colorées. Donc c’est cette rencontre-là qui donnait lieu à la production de tout un tas de supports de communication variés.

Klima : C’était sur un territoire élargi, pas uniquement sur les différentes villes où vous résidiez ?

GP : Oui, c’était principalement à l’échelle de la France.

Klima : Vous travailliez à trois ?

GP : On travaillait à trois, à distance. Beaucoup avec des processus et des créations qui permettent de créer à trois. Créer dans un environnement collectif, ça ne veut pas dire que tout est fait à trois. Cela veut dire que les choses sont regardées et observées, discutées à trois. Mais la plupart du temps on était à deux, voire seuls. Il y a souvent des projets en parallèle, donc on ne peut pas être tous les trois sur les mêmes trucs. Avec des façons de faire de collage, de rencontres, d’écritures, qui ont fait notre écriture collective aussi.

Klima : C’était plutôt une connivence du sens de ce que vous cherchiez ensemble qui vous rassemblait ?

GP : Oui, on peut dire ça oui.

Klima : Changement de sujets… Aujourd’hui, on sent une difficulté à prendre en compte les crises en cours, notamment le changement climatique, du fait d’une lacune de la perception de ce qui change, de ce qui évolue, de ce qui se transforme constamment, la notion de mouvement perpétuel. Mais aussi parce que la manière d’aborder ces changements climatiques est souvent très anxiogène, culpabilisante et partielle. Est-ce que ça te parle ?

GP : J’ai l’impression que je déconstruis beaucoup de choses, je tends à savoir de moins en moins de choses, en tout cas à avoir envie de savoir de moins en moins de choses. Paradoxalement, avec une idée d’essayer de se renseigner le plus possible. Les bouleversements, c’est quelque chose d’à la fois très collectif et très intime. C’est ça qui est aussi en crise. Un rapport presque à l’humanité même. On naît et on meurt seul et on vit en permanence avec des gens. On est face à cette fragilité permanente. Ce qui est complexe, c’est que très vite on rentre dans la philosophie. Il y a tout un enrobage de données scientifiques qui sont inévitables, nécessaires, et en même temps on met ça en rapport à nos vies, à notre héritage, à notre humanité, à comment on se projette.

Klima : Tu penses que l’on a du mal à comprendre ce qui change ?

GP : Je pense que c’est de l’ordre presque de l’impossibilité. J’essaie de n’avoir aucune certitude. Je me demande si la question est justement de quitter ce rapport aux conséquences victimes-bourreaux, de culpabilité, d’anxiogène et de se dire l’impossibilité de raisonner à un instant T, de reconnaître ça pour basculer des énergies ailleurs. Je crois que ce que nous montre ce climat actuel de toujours avoir l’impression que ça ne change pas…

Klima : D’inertie ?

GP : De se sentir incapable de faire quoi que ce soit. Au-delà du fait que ça crée tout un tas de pathologies psychiatriques, de stress nocif, etc. Quitter ce principe, opter pour un cheminement de pensée pour aller voir dans d’autres trucs super inconnus, un basculement sur des choses très simples, de rapport de début, de fin, de systèmes, de rapports au monde en fait. Parce que je crois que ce rapport à la finitude nous fout dedans en fait. L’extinction, des trucs comme ça. Je ne me suis pas trop renseigné sur la collapsologie, à part ce qui est relayé par les médias. Je crois que j’aime dire « je sais que je ne sais pas ». Si on commence à reconnaître ça, on va pouvoir travailler différemment plein de choses.

Klima : T’essayes de te mettre en situation de percevoir différemment, de percevoir autre chose ?

GP : Oui, je pense que le travail artistique, de peintre, n’est qu’une traduction de mon rapport au monde. Une traduction de nos récepteurs d’émotions, de sensibilités, de comment ça me fait vibrer, et je le traduis de façon très archaïque, avec les moyens du bord. Il y a un mot qui est très fort dans l’histoire de l’art qui est l’impressionnisme, ce passage qui est quelque chose d’hyper radical. D’ailleurs l’impressionnisme n’est pas cantonné qu’à un courant d’artistes. C’est un changement de point de vue. Je pense qu’on ne voit pas le monde de la même façon, que le regard a changé. De façon très plastique. Il traduisait un autre regard aux choses : la vélocité d’un courant d’air, etc.

Klima : il y a des choses qui t’aident à voir ou à réfléchir différemment ? Des moments ? des lieux ?

GP : Bien sûr, la beauté est vraiment partout. Ce n’est pas : développer son aptitude à la capter. Je pense qu’on naît avec ça et la société ne fait que l’inhiber. Picasso disait « j’ai passé ma vie à essayer de retrouver mes gestes d’enfant », il y a un fond de vérité là-dedans. L’humain a une capacité de transformation, de saisir la beauté. Qu’est-ce que c’est la beauté ? C’est une question philosophique, très subjective. Mon sujet c’est un peu la beauté. Je ne sais pas si ce que je fais est beau ou pas, mais la beauté a cette ouverture possible de catalyseur d’énergie dingue, fou même, qui est en grosse souffrance aujourd’hui, en tout cas dans notre société occidentale. La beauté est fragile, c’est quelque chose de très sourd, de très discret, ça n’est un truc de la puissance. Il faut aller la chercher.

Klima : On voulait partager un extrait d’Ursula K. Le Guin avec toi. « Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extraterrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne sera achevée ». (Ursula K. Le Guin, Dancing at the edge of the world, 1989).

Est-ce que toi tu ressens le besoin d’inventer de nouveaux récits, de nouveaux mythes ?

GP : Je pense que oui, en inventer d’autres, sans renier…

Klima : Ça ne veut pas dire renier…

GP : J’ai l’impression qu’il faut en inventer d’autres, et j’ai comme l’impression qu’ils sont déjà tous là, et qu’il faut juste les révéler.

Klima : Mais ils sont tout petits, comme des bruissements, des choses qu’on entend très peu.

GP : Et ça rejoint un peu l’idée qu’on n’invente rien. Tout est déjà fait, tout est déjà là, et il faut juste poser le projecteur sur ceux qui sont dans l’ombre pour le moment.  Mais alors après, qu’est-ce que c’est qu’un mythe ? Ce n’est pas simple. Evidemment, il y a la définition du dictionnaire du mythe mais, en même temps, il y a son retentissement culturel.

Par exemple moi, dans mon rapport au mythe, par juste un petit prisme que j’ai et par lequel je me pose beaucoup de questions et que je trouve toujours intéressant, c’est le théâtre, la production théâtrale contemporaine, et même classique. C’est-à-dire que le théâtre est un des arts où l’on réinterprète en permanence le répertoire. Combien de Lac des Cygnes ? Combien de Roméo et Juliette ? Combien de Shakespeare ? Il y a toujours presque une nécessité quand on est auteur, metteur en scène ou auteur de théâtre, de s’emparer d’un texte, mythe ou pas mythe d’ailleurs. Mais il y a aussi les textes grecs, les textes antiques. Je trouve ça hyper intéressant, parce que faire ça veut dire avoir l’intuition que les mythes sont intemporels, et qu’un mythe est en permanence là pour être réactivé aujourd’hui. C’est à dire qu’on reprend des parties de la mythologie grecque, on reprend des parties de Homère, on reprend des parties du mythe d’Icare, du mythe de Prométhée, et, comme s’ils faisaient partie de quelque chose de complètement intemporel. A un moment donné, il revient. Qu’est-ce que ça dit aujourd’hui, maintenant, de notre époque ? Et ça fait sortir aussi de notre époque.

Klima : Alors, on va parler un peu des Aventures des Mers de l’Ouest. Est-ce que tu peux nous présenter ce projet ?

GP : C’est aussi un projet collaboratif, il faut peut-être le dire dès le départ. Pour répondre aux appels d’offres, parfois on constitue des équipes. Ici une équipe s’est créée, un regroupement de trois collectifs : Fichtre, qui est un collectif d’architectes et de designers à Nantes, Barreau et Charbonnet, qui est un collectif de designers, et Formes Vives. Barreau et Charbonnet est venu chercher Fichtre et Forme Vives pour répondre à cet appel d’offres qu’il avait repéré dans le marché public. Cet appel d’offres était l’installation de mobilier, aire de jeux, scénographie praticable dans l’espace public, à Sion-sur-l’Océan, dans un contexte de transformation d’un lieu patrimonial, qui est un casino. Un vieux casino que la mairie a décidé de détruire, et, pour accompagner la fin de ce lieu, ils voulaient mettre en place un scénario de design dans l’espace public, de mobilier.

On répond avec un projet complètement fictionnel. On s’invente une histoire. Juste pour vous dire qu’il y a une tradition comme ça, des casinos sur le littoral, il y en a pas mal en Loire-Atlantique qui ont été construits au début 20è-fin 19ème et qui ont un emplacement très particulier. Ils sont comme il peut y avoir maintenant les Thalasso. C’est à dire qu’on trouve une sorte de place, comme ça, front de mer, très belle, très dégagée, et on te foutait le casino en pierre, belle construction. Il y a des lieux où, par exemple à Préfailles, il a été détruit pendant la guerre, et il y a des lieux où il est sauvegardé. Il y a des associations patrimoniales qui le défendent. À Sion il y a déjà un truc particulier, c’est que le maire décide de le détruire. Et il y a des associations de contestation. Nous on arrive au départ sans comprendre ces enjeux.

On répond avec l’idée de faire un faux film où on arriverait comme une équipe de constructeurs de décors de cinéma. Et on met tout un tas de décors qui drainent un récit. Ces décors sont réalisés en bois, installés sur le périmètre, sur cette zone qui encadre le casino. Ces décors sont praticables, c’est-à-dire qu’on peut s’en servir. On peut passer dessus et ça peut accueillir des événements, ça peut se transformer en table de pique-nique. Cela fait partie du cahier des charges.

C’est très visuel, il faut regarder les photos, mais ça ressemble à une sorte de dispositif architectural, du mobilier urbain en bois et peint. La peinture amène à la fois un côté abstrait et en même temps narratif, elle vient définir une tête de monstre, vient souligner une architecture en forme de phare, tout en restant quand même dans un truc d’un peu onirique. Et nous, à côté de ça, le projet se nomme « Les Aventures des Mers de l’Ouest », il y a tout un texte, tout un corpus comme ça qui va plonger un peu… On est un peu sur le second degré, c’est-à-dire qu’on joue sur cette idée qu’il va y avoir film qui va être réalisé là.

Klima : Mais il y a pas de lien avec l’intérieur du bâtiment ?

GP : Non, le bâtiment n’est plus accessible pour des histoires de sécurité. D’ailleurs, c’est un peu l’argument de la municipalité : on le détruit parce qu’il est dangereux, on ne peut plus rien faire dedans. Ça coûterait trop cher de le réhabiliter.

Klima : Parce que ce que l’on avait noté, justement, c’était votre côté un peu drôle et décalé, qui nous avait plu, surtout parce que ça se passait autour d’un bâtiment qui état non utilisé et non habité, quelque chose d’un peu étrange.

GP : Oui, c’est comme un enrobage. La proposition était presque de le cacher, comme une barrière de chantier qui cache. On ne montre pas un chantier, on le cache. C’était un peu ça.

Klima : On avait relevé d’autres choses qui nous faisaient penser à l’idée de ruines, c’est-à-dire que ça travaillait autour d’un bâtiment non habité, délaissé, qui faisait un peu penser à des ruines sur le littoral qui pourraient être, en réalité, des ruines du futur

GP : Exactement, ça fait partie du projet.

Klima : Si, effectivement, on est amené à se décaler et à habiter dans les terres, puisque des zones vont être submergées de façon définitive ou temporaire. On trouvait votre démarche intéressante parce que c’est comme si c’était une prémisse de ce qui pourrait se passer plus tard. Et qu’est-ce qu’on fait de ces bâtiments qui ne seront plus habités parce qu’ils seront trop dangereux ?

Vous proposez effectivement un aménagement périphérique, de l’ordre du jeu. On peut y voir plein de référentiels sur cette idée de ruine. Je pense que c’est une thématique sur laquelle on aimerait réfléchir puisque, sur ces territoires, il va y avoir énormément de bâtiments pour lesquels on n’aura pas l’argent pour les déconstruire.

GP : Qu’on ne va pas pouvoir sauver.

Klima : Qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce que toi ça te parle ? Et ce que c’est comme ça que vous l’aviez évoqué ?

GP : Non, on ne l’a pas évoqué comme ça. Mais votre point de vue là-dessus est très intéressant parce que nous on l’a plutôt intégré comme une ruine, c’est-à-dire comme un fond de décor. Il va falloir qu’on ait ce fond de décor, avec cette matière, un peu de ciment, de fissures, de trucs qui se désagrègent. « Comment on l’intègre à notre construction en bois ? » C’est comme ça que l’on a imaginé la chose, mais pas du tout dans une projection, dans une anticipation de l’avenir, ou du futur.

Klima : Mais du coup ça peut être un peu comme des prémices ? Le début de quelque chose…

GP : Ce qui est intéressant c’est que votre regard là-dessus amène ça. Nous, parfois, on a un peu la tête dans le guidon, on répond de façon très concrète, tangible.

Klima : Est-ce que tu connais le travail d’Anna Tsing ? C’est une anthropologue américaine qui a écrit le livre Le champignon de la fin du monde – Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. Elle y parle de champignons qui poussent aux Etats-Unis sur des terrains qui ont été très détériorés par des pratiques capitalistes, et qui valent une fortune au Japon. C’est tout une réflexion sur ces logiques un peu folles qu’on peut avoir aujourd’hui entre ce qu’on détruit et ce qui vaut de la valeur.

GP : Je comprends.

Klima : Voici un extrait : « Comment vivre au mieux dans les ruines ? Nous tâchons d’apporter divers exemples de mécanismes de survie collective, de nouvelles compositions qui naissent de l’enchevêtrement. Nous invitons les individus à développer leur sens de l’observation en portant un intérêt renouvelé aux détails, même les plus insignifiants. Car ce sont dans ces interstices que naissent les collaborations inattendues ». Ça rejoint des choses que tu nous as dites.

GP : Oui, complètement.

Klima : C’est un endroit du jeu aussi, que vous avez formalisé pour répondre à la commande, avec des dispositifs dessinés et construits, mais ça fait partie de l’enfance aussi de jouer dans les terrains vagues, dans le fond du jardin, c’est un apprentissage de jouer dans ces espaces-là. On ne sait pas trop ce qui est autorisé, ce qui est interdit, on est loin des parents, le côté jeu, apprentissage, espace un peu indéfini. C’est au Japon que des aires de jeu sont dessinées pour inculquer aux enfants la conscience du risque, avec quelque chose de très particulier au Japon, où il y a des tremblements de terre. Ça peut aussi nous faire peur ce genre de chose, avec une envie de laisser les enfants tranquilles. C’est intéressant de voir ces dispositifs, ces mélanges qui peuvent porter sur plusieurs dimensions.

GP : Ce qui est super intéressant, c’est que nous, on n’y a pas du tout pensé. Une bonne partie de votre grille de lecture de ce projet-là, ce sont des choses qui sont pour nous des réponses un peu évidentes à des projets comme ça. Nous, il n’y aurait pas eu le casino, ce n’était pas grave. C’est-à-dire qu’on se saisit de ce lieu abandonné, on le transforme. Il n’y a pas toute la charge d’un lieu qui continue après. Le fait que cela allait être détruit nous permettait plein de choses. Un peu comme quand on te dit : « là, ça va être détruit, donc fais ce que tu veux sur les murs ». Nous c’était un peu ça.

Tout ce que vous drainez de projection sur ce projet, que je trouve vraiment hyper intéressant, sur le rapport aux ruines et tout ça, après, nous on n’était pas du tout à l’intérieur du lieu, on n’était qu’à l’extérieur

Klima : Oui, c’est ça, c’est ça qui est intéressant aussi, tu construis autour de quelque chose dans lequel tu ne vas pas. Et tu t’imagines que ça sera comment, ces espaces littoraux, où on ne pourra plus vivre, car on ne pourra plus s’y sentir sains et saufs ?

GP : C’est compliqué. Par exemple, il y a une histoire de Venise et ça pose beaucoup de questions Venise. Je trouve que c’est un miracle, c’est sublime. Ça pose la question : « est-ce qu’on la sauve ou pas ? » C’est très complexe. Tu n’as pas envie que ça se passe, que Venise soit sous l’eau, qu’on ne puisse plus y aller. Et tu regardes les systèmes qui ont été mis en place et tu te dis « c’est un peu fou quand même, c’est pour quoi faire ? ». Ça pose la question « on le garde ?, on ne le garde pas ? », « qu’est-ce qu’on garde ?, qu’est-ce qu’on met sous cloche ?, qu’est-ce qu’on préserve ? ». Et moi, je ne sais pas. Je le dis haut et fort : « à l’heure actuelle, je ne sais pas quoi faire de ça ». C’est comme les parcs nationaux, c’est à la fois important qu’on les mette sous cloche, que l’humain n’y soit pratiquement plus. Mais ça veut dire aussi, qu’à côté, tu peux te permettre de faire de la merde. Si on sauvegarde ça, à côté on ne change rien. Puis, c’est bizarre, ça veut dire que tu pars du principe que l’homme, à l’heure actuelle, il est nuisible.

Klima : Quelques questions pour finir sur l’engagement. Qu’est-ce qui te rend optimiste dans les actions collectives, que ce soit en France ou à l’étranger ?

GP : Je pense qu’il n’y a pas un truc qui me rend optimiste. Je n’ai pas la facilité d’être pessimiste. Et ça me rend optimiste de voir que c’est partagé par d’autres personnes. Des électrochocs peuvent se passer comme des personnes qui du jour au lendemain arrivent à impulser des changements très puissants, en décidant de changer de lieu, de se mettre dans des démarches valorisantes. Je suis optimiste de manière assez naïve, j’essaye de préserver ça, un rapport au chose en me disant « ça va aller ». Dans tous les cas, la grande leçon de la vie c’est que de la merde, tu peux en faire de l’or. Franchement, je crois à ça. C’est un peu métaphysique, mais je suis persuadé de ça.

Klima : Dans ce contexte de grand changement, qu’est-ce que tu aimerais partager ou faire dans des projets futurs ?

GP : J’essayerais de parler d’un truc que je connais, mon rapport à la culture. De donner mon avis sur ça. Il y en a toujours eu de l’art et ça ne pourra jamais mourir.

Klima : En temps difficile, quel serait ton lieu ou ton territoire refuge ?

GP : C’est quoi en temps difficile ?

Klima : Ce qu’on veut, ça dépend de ton imaginaire.

GP : Instinctivement ça serait loin des villes, des lieux qui favorisent un repli sur soi, de grande solitude. En temps difficile, j’irais chercher mes propres ressources.

Klima : Dans la campagne profonde, il peut y avoir des réseaux de solidarité.

GP : On manque de possibilités de solitude, de vraie solitude. Elle est présentée dans notre société comme quelque chose de négatif, de manque de quelque chose. Alors que la capacité d’être seul et d’être bien seul est pour moi très importante. Étant en ville, je suis sollicité par pas mal de monde, et dans l’impossibilité de te retrouver tout nu, sans media, sans quoi que ce soit, « qu’est-ce que je fais avec moi-même ? comment je me gère ? »

Moi temps difficile je l’entends comme temps de crise. J’essayerais d’aller à contre-courant de la dépendance aux autres. Dans un premier temps peut-être.

Klima : Quand on parle de changement climatique, on en parle souvent d’un point de vue anthropocentré. Si tu avais des antennes de langoustine, tu aimerais capter quoi ?

GP : Je capte déjà trop de choses !

Klima : Si tu étais un autre être vivant – végétal, animal, minéral – tu serais quoi ?

GP : Une vague, ça serait beau. L’écume qui s’avance et qui se retire, ce truc perpétuel.

Klima : Merci beaucoup Geoffroy pour cette interview.

GP : Merci à vous.