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Laurent Chauvaud

Portrait
Laurent Chauvaud -

Laurent Chauvaud est directeur de recherche au CNRS, biologiste marin et plongeur. Il est spécialiste des pétoncles et des coquilles Saint-Jacques qu'il observe en plongée du pôle Nord (Spitzberg) au pôle Sud (terre Adélie), en passant par la rade de Brest, la Mauritanie, la Norvège, le Mexique et la Nouvelle-Calédonie. Ses recherches sont centrées sur l'intégration des facteurs anthropiques (espèces invasives, pollutions ...) et sur l'identification des forçages naturels (perturbations dans l'équilibre énergétique de la Terre) affectant les écosystèmes. Il a développé l'utilisation de bivalves, tels que la coquille St Jacques, comme archives biologiques de l'environnement et, plus récemment, l'utilisation de l'accélérométrie et l'acoustique passive pour la surveillance de la santé des écosystèmes.


La coquille Saint-Jacques comme système d'alerte

Laurent Chauvaud est directeur de recherche au CNRS, biologiste marin et plongeur. Il est spécialiste des pétoncles et des coquilles Saint-Jacques qu’il observe en plongée du pôle Nord (Spitzberg) au pôle Sud (terre Adélie), en passant par la rade de Brest, la Mauritanie, la Norvège, le Mexique et la Nouvelle-Calédonie. Ses recherches sont centrées sur l’intégration des facteurs anthropiques (espèces invasives, pollutions …) et sur l’identification des forçages naturels (perturbations dans l’équilibre énergétique de la Terre) affectant les écosystèmes. Il a développé l’utilisation de bivalves, tels que la coquille St Jacques, comme archives biologiques de l’environnement et, plus récemment, l’utilisation de l’accélérométrie et l’acoustique passive pour la surveillance de la santé des écosystèmes. 

Entretien mené par Klima (Sophie et Marie), le 22 septembre 2020, à Plouzané, près de Brest, dans les locaux de l’IFREMER.

Klima : Bonjour Laurent Chauvaud, merci d’être avec nous aujourd’hui. Nous avons assisté à une représentation de votre projet Sonar à Belle-Ile, lors du festival Sous l’eau. Nous sommes ravies de pouvoir vous interviewer. Est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots?

LC : Je m’appelle Laurent Chauvaud. J’ai une formation de biologiste et je suis écologiste marin. Je m’intéresse au fonctionnement des écosystèmes côtiers en sa version marine. Ce qui m’intéresse, ça se passe sous l’eau et j’ai très longtemps travaillé en Bretagne, je dirais une vingtaine d’années en rade de Brest et l’histoire de mes recherches m’a amené sur la façade atlantique européenne, puis dans les eaux tropicales de Nouvelle-Calédonie, du Mexique ou de l’île de la Réunion. Et à la fin de ces différents périples, qui oscillent entre les milieux tempérés côtiers et les milieux tempérés tropicaux côtiers également, on parle de récifs coralliens et d’arrière-récifs, j’ai fini par me poser des questions et aller travailler en milieu polaire. J’ai travaillé en Antarctique. Je travaille actuellement beaucoup en Arctique. Voilà donc dans mon paysage il y a des études de recherche fondamentale en écologie côtière, en milieu tempéré, en Bretagne, en milieux tropicaux et en milieu polaire.

Klima : D’accord, une humeur du jour ?

LC : J’ai de très bonnes nouvelles à la fois sur les résultats scientifiques et puis des applications dans le fonctionnement du CNRS. Tout va bien.

Klima : Très bien, donc vous êtes plutôt de bonne humeur.

LC : Oui, je suis de bonne humeur !

Klima : Où est-ce que vous avez grandi ?

LC : J’ai grandi dans une ville qui s’appelle Saint-Lô qui comptait, je pense, à l’époque 500 habitants dans le bocage normand. Ma relation à la mer vient de la découverte d’une piscine artificielle dans une petite station balnéaire qui s’appelle Pirou, près de Blainville, au nord de Granville, sur les côtes normandes. J’y allais de façon occasionnelle le dimanche avec mes parents, quand j’avais dix ans.

Klima : C’est votre premier souvenir de contact avec l’eau?

LC : Oui, avec l’eau, avec la mer. Avec l’eau douce, la Normandie est largement arrosée, pas autant que Brest, mais elle est quand même largement arrosée. Je vivais dans du bocage, avec des rivières et un étang chez moi. J’étais dans la nature assez privilégiée.

Klima : À quels rivages vous sentez-vous attaché ?

LC : Je suis, comme Jacques Prévert, tombé amoureux de la rade de Brest et du Finistère. J’adore ces côtes du Nord Finistère, de l’Aber Wrac’h et de l’Aber Benoît. Cette partie-là me plaît particulièrement.

Klima : Vous vous définissez comme chercheur en océanographie biologique, en quoi cela consiste ? 

LC : J’aime bien le mot océanographie. Il n’est plus du tout utilisé, mais il s’agit vraiment de l’étude et des sciences liées à l’océan. Aujourd’hui, on dirait les sciences de la mer, si on rajoute à l’océanographie, l’économie maritime ou le droit maritime. Les sciences de la mer englobent en plus des sciences sociales et des sciences humaines. Autrefois, ce n’était pas le cas. L’océanographie biologique, c’était avoir une vraie teinte à la fois de géographe, d’océanographe, autant au sens de la cartographie et de la connaissance des courants, ou la connaissance des propriétés physico-chimiques de l’eau de mer. On y ajoute la biologie puisque c’est la partie biologique qui nous intéresse le plus quand on est biologiste. Et l’océan, en plus, a le mérite de montrer que c’est une unité. On parle plus « des » océans. Il y en a bien qu’un, et tout ce qu’il s’y passe est interconnecté. C’est vrai pour le changement climatique, pour les contaminants, pour les espèces qui y habitent, et c’est vrai pour le transport maritime. C’est tellement vrai que l’on doit dire l’océan, donc l’océanographie, un nom au singulier me va bien.

Klima : Et vous vous souvenez de comment vous avez choisi de faire ce métier-là ?

LC : Ça, c’est une autre paire de manches, parce que moi, je suis arrivé à Brest avec cette idée de faire des études sans trop savoir lesquelles. J’ai essayé de ne plus m’ennuyer. Et c’était le cas, je m’ennuyais pas mal. Je m’ennuyais à l’école. Résultat des courses, j’ai choisi de la biologie parce que j’avais une vraie attirance vers ça. Et l’océanographie est venue à Brest du contact avec certains profs assez géniaux. Et je suis devenu océanographe parce qu’il était possible de plonger, ici, parce qu’il y avait la rade de Brest et parce qu’il y avait quelques profs capables d’enseigner ou de transmettre l’amour de la mer, et des bestioles qui y vivent.

Klima : Quelles sont les spécificités de ce rapport à la mer que vous avez développées ?  

LC : J’ai mis 40 ans à finalement comprendre que j’y trouve une vraie beauté, une vraie poésie. La spécificité de ma relation existe lorsque je suis sous l’eau, que j’observe des animaux, que je les compte ou les étudie. Mon moteur est finalement une relation, un plaisir trouvé dans la contemplation des formes animales et végétales que je trouve généralement jolies. Il m’a fallu du temps pour l’assumer.

Klima : Vous êtes allé chercher ce qui se trouve tout au fond de l’eau quand même. C’est assez spécifique comme rapport à la mer, non ?

LC : Ah oui, ça, c’est assez bizarre. Mais après, j’étais assez sportif. J’aimais bien la plongée. Ça a commencé comme un sport ou comme une relation à la natation.

Klima : On imagine l’étude des cétacés…

LC : Je n’ai jamais eu cette attirance-là, non. J’étais intéressé tout de suite, même sur la plage, par les petites bestioles. Même à Pirou-Plage, j’étais attiré par des crevettes, mille fois plus que par des dauphins. Je trouve que ces formes animales et ces comportements et ces couleurs, généralement, c’est assez discret et assez subtil. Je m’excuse, mais une baleine, c’est pas très subtil. Je trouve qu’une crevette c’est subtil.

Klima : Quel est l’intérêt de la coquille Saint-Jacques pour un chercheur en océanographie biologique ?

LC : Peut-être que le plus grand intérêt, c’est de pouvoir démontrer à un large public que les raisons pour laquelle on fait de la recherche sont très mal définies au départ. Il est assez peu probable qu’on atteigne le but que l’on se fixe au début d’une recherche, notamment en recherche fondamentale. Je me suis laissé guider, de recherche et de rebond en rebond, un peu à l’instinct sur ce qu’il fallait faire avec ces coquilles Saint-Jacques. Finalement, c’est devenu un billet de train, un billet d’avion, et j’ai visité une multitude d’écosystèmes de la planète. Je me suis posé une multitude de questions sur ce qu’on pouvait en faire. La coquille Saint-Jacques est devenue une archive environnementale. Les Français pensent que c’est le plat festif de Noël. J’affirme aujourd’hui que c’est devenu un thermomètre. 1. Je trouvais ça joli. 2 C’était l’emblème des Brestois, la rade de Brest. 3. Voilà une bestiole qui a le bon goût d’avoir bon goût. Ça aide. Et c’est assez universel. C’est un animal qui est vraiment beau. J’imagine que les gens qui travaillent sur le panda disent la même chose. Il y a des bestioles comme ça. c’est étonnamment esthétique et étonnamment chargé de symboles, donc ça attire, naturellement. On m’a proposé de faire une thèse de trois ans sur la coquille Saint-Jacques. Bingo! C’est difficile de dire non. Au départ, ça commence comme ça mon histoire.

Klima : Pouvez-vous nous décrire un projet de recherche qui vous tient particulièrement à cœur ?

LC : Actuellement, j’en ai plusieurs. Un que j’aime bien consiste à mesurer l’impact des bruits de bateaux de touristes en Arctique sur l’océan. Les voies de navigation sont évidemment en train de s’ouvrir. Les Bretons, les Australiens, les Norvégiens envoient massivement des touristes voir les dernières glaces en train de fondre. Et ces bateaux font du bruit. Dans les dix dernières années ils ont déjà doublé le niveau sonore sous l’eau, et peu ou pas d’informations sont disponibles sur l’impact de ce bruit sur les invertébrés polaires. Mais c’est également vrai chez nous. Comme on est passé d’écosystèmes au nord-est du Groenland ou dans le Grand Nord canadien, où il y avait peu ou pas de bateaux, on est passé d’un système vierge de bruits à un système qui est en train d’accueillir du bruit en grande quantité. Sur les cétacés, on sait l’impact que ça a. Sur les invertébrés, on en a peu d’idées, et mon projet consiste à surveiller cette augmentation de bruit, et en Bretagne, on commence à estimer l’impact de ce bruit sur des larves de coquilles Saint-Jacques, des larves d’huîtres, des larves de poisson ou des coquilles Saint-Jacques adultes et des amandes de mer adultes, ça m’intéresse vraiment.

Klima : Pouvez-vous nous parler précisément d’une expédition qui vous a transformé ?

LC : La première fois que j’étais en Antarctique. Nous étions quatre, et nous sommes partis en Antarctique, quasiment depuis le bureau où nous nous trouvons aujourd’hui. On s’est retrouvés deux jours plus tard à Hobart, puis six jours plus tard avec les manchots de Terre-Adélie et les manchots empereurs de la base de mont d’Urville, au sud de la Tasmanie. Et ça, c’est déjà une expérience, une vraie, ce trajet lent en bateau vers l’Antarctique à cause de la taille des vagues et à cause de l’apparition du froid, l’apparition des albatros, des baleines, puis de la banquise, puis des icebergs. Tout ce trajet par étapes, déjà, est une expédition intérieure. Plonger en plus sous la glace avec les mêmes manchots et cétacés pour rencontrer des formes d’invertébrés que je n’avais encore jamais vues m’a transformé. Il y avait aussi cette espèce de luxuriance hallucinante qui fait contraste avec le milieu extrêmement minéral de glace et de roche en surface. Quand vous descendez sous la banquise, vous retrouvez une biomasse importante, des belles couleurs chatoyantes, des orange, des rose, des mauve et des rouges. C’est un contraste complètement dingue mélangé au bruit que fait la banquise et la glace. Vous vous retrouvez sur la planète Mars. Il fait extrêmement froid. Les manchots viennent vous voir. Vous avez trois mètres de glace au-dessus de vous. Il y a du bruit. Et ce que vous voyez ressemble à la Nouvelle-Calédonie. C’est tellement esthétique et tellement poétique, tellement prenant dans le froid et les vibrations liées au bruit des icebergs, qu’il est difficile de revenir complètement intact de ça. Ça a été un vrai bouleversement et je pense que tous les gens qui font ça reviennent avec une addiction. J’imagine qu’un astronaute c’est la même chose.

Klima : Parlons maintenant du lien entre sciences et émotions. La musique peut-elle être un médium de diffusion de travaux de recherche ?

LC : Pendant les dix dernières années j’ai fait l’essai de mélanger arts et sciences, égoïstement au départ, pour ramener nos émotions avec nous de ces expéditions. Le but était de confier à des personnes capables de le faire, le travail de transmission des émotions que l’on est susceptible de ressentir lorsqu’on observe un écosystème magnifique, et en train de fondre. Quel est le moyen artistique pour transcrire cette émotion de façon sensible ? Des personnes sont capables, mieux que les scientifiques, de façon sensible, d’exprimer ou d’expliquer au grand public ce qui est en train de se passer en Arctique et en Antarctique.

Klima : Moi, j’ai l’impression que quand les photos sont trop belles, ça gâche le message.

LC : Oui. Tout cela a des limites. La principale est ce que j’appelle la « beauté de la catastrophe ». Certaines choses doivent être accompagnées d’un texte ou d’une explication parce que la photographie seule est tellement belle que ça n’exprime à aucun moment une l’inquiétude ou encore une vérité scientifique.

Klima : Est-on en position de voyeur, au sens « porn » en anglais, de ce qui est en train de se détruire ? Quand vous parlez justement de la « beauté de la catastrophe », est-ce qu’on esthétise trop ce qui est en train de s’effondrer ?

LC : Je ne sais pas si on esthétise trop, ce n’est pas dans mes compétences, mais ce qui est vrai, c’est que je trouve une limite à cette approche, où, effectivement, on ramenait des choses très, très belles. Ou l’autre danger, c’est de ramener des images de héros polaires, les scientifiques en train de faire des choses extraordinaires. Ça c’est le premier écueil, le deuxième il est effectivement dans l’esthétique, trop parfaite. Mais bon, après, c’est un peu osé ou un peu prétentieux, quand on est scientifique, d’avoir ce genre de propos. Je ne sais pas comment je peux évaluer ou juger ce que ramène un artiste. Si on parle de vulgarisation, j’ai un avis très arrêté. Mais quand on parle de rendre sensible des résultats, et d’une expérience arts et sciences permettant de progresser, ça s’appelle de la recherche fondamentale. Là, je ne m’exprime pas sur les limites du trop esthétique. J’ai un avis et à la fin, à mon avis, c’est clair, une belle photo attire l’attention, mais pas très longtemps, une peinture également, mais pas très longtemps. J’ai l’impression qu’on est dans un monde où même une superbe photo, très belle, faisant un peu peur, interroge seulement quelques secondes.

Klima : Ça peut marquer une photo.

LC : Evidemment. Oui. Mais on est en train de dire maintenant , essayons une approche arts et sciences pour ramener des informations, les transmettre vers des publics sans que cela soit de la vulgarisation. Il s’agit de convaincre le maximum de monde, ou au moins de les informer par une information sensible et non cartésienne, pas trop scientifique.

Klima : Comment on le travaille ce lien ? Le regard des artistes vous permet-il à vous, scientifiques, de vous poser de nouvelles questions ? Le croisement de vos points de vue fait-il émerger des questions ?

LC : ça a permis au moins de contrebalancer le côté super anxiogène de la communauté scientifique qui donne que des mauvaises nouvelles. Il y a quelque chose qui est certain, notamment chez les jeunes chercheurs, c’est que ça invite à réfléchir différemment quand vous avez en permanence quelqu’un qui n’a pas le même vocabulaire que vous, qui n’a pas le même point de vue et qui se met à regarder pas du tout la même chose que vous… C’est vrai avec de la photographie, c’est vrai avec de l’écriture.

Klima : Vous avez des exemples ?

LC : Un photographe peut photographier un micro-détail d’un iceberg qui fait 100 mètres de long qui prouve une inclusion rocheuse à l’intérieur alors que, vous, vous êtes en train de l’écouter fondre. Et là, ensuite, quand vous regardez cette photo-là, vous êtes en train d’expliquer à peu près l’âge de la glace ou pourquoi il y a une inclusion rocheuse à l’intérieur. Et cela permet des allers et retours en terme de production photographique qui sont super intéressants.

Ce qui a été le plus intéressant est le long court. C’est à dire que l’on n’a pas fait des résidences d’artistes courtes. On a répété l’expérience sur les mêmes sites, avec les mêmes personnes, de façon successive pendant 4, 5, 6 ans. Évidemment, les photographies, la perception, l’analyse des photographies par les chercheurs ou la nature des photographies prises par le photographe ont énormément évolué pendant ces six années-là. Je prends maintenant cela comme une expérience scientifique avec une hypothèse de départ simple : on va y trouver des bénéfices et une façon de réfléchir différente à la fin.

Klima : Se dire qu’une coquille Saint-Jacques, ce que l’on retrouve le plus souvent comme vous dîtes dans notre assiette à Noël, est aussi quelque chose qui ressent, qui peut prendre des décisions, qui peut faire des choix, qui peut communiquer avec d’autres, c’est déjà passionnant à transmettre.

LC : C’est exactement le premier niveau de lecture qu’imposent les artistes. Donc, on est obligé de revenir à quelque chose qui, finalement, rend intelligible les raisons pour lesquelles on fait de la recherche, c’était à dire oui, ça a des prédateurs, oui, et ça a des yeux, ça sent, ça goûte. Essayer que quelqu’un se mette à la place d’une coquille Saint-Jacques avec les outils dont elle dispose pour percevoir son environnement est un exercice véritablement intéressant.

Klima : Aujourd’hui, on sent une difficulté à prendre en compte les changements climatiques du fait d’une lacune de la perception de ce qui change, ce qui évolue, ce qui se transforme constamment. C’est la notion de mouvement perpétuel. La manière d’aborder ces problématiques est souvent très anxiogène, culpabilisante et partielle. Ces questionnements vous touchent-ils et sont-ils présents dans votre travail ?

LC : Oui, ils sont présents. Ils me touchent parce que je suis plongeur, donc j’ai une perception des variations du littoral qui est assez différente probablement de celle de mes collègues qui ne plongent pas. C’est à dire que lorsque vous mettez la tête sous l’eau en Bretagne vous voyez déjà des poissons qui n’ont rien à faire là, ou qui n’étaient pas là il y a 25 ans. Vous voyez déjà une faune qui a changé, des animaux qui ont déjà migré vers le nord. Notre écosystème est en train de se réchauffer, des espèces disparaissent parce qu’elles ont trop chaud, et des espèces qui avaient trop froid ont trouvé refuge dans ces eaux plus tempérées. On a même des espèces qui sont passées en Bretagne et qui sont maintenant au nord de la France. Elles ont déjà atteint la frontière belge. C’est déjà une perception bizarre que de se dire qu’à l’échelle d’une génération de chercheurs, et donc d’hommes, on a vu changer l’océan à cause de la température.

L’Arctique est différent. Ce n’est pas une subtilité de résultats scientifiques réservée à ceux qui scrutent la nature très finement. L’observation y est directe, brutale. Vous regardez des images de vos collègues prises il y a 15 ans pour la partie nord du Spitzberg et le simple souvenir que vous en aviez a déjà changé. Même le trait de côte a changé puisque les glaciers sont en train de se retirer. La couleur de l’eau change, la présence des grandes algues est en train de varier etc. Ce n’est plus un écosystème en changement, c’est un bouleversement.

Klima : D’un point de vue plus large sur le temps long, pouvez-vous vraiment décrire une accélération de ces changements, du temps de votre vécu par rapport aux générations précédentes, sur les territoires littoraux que vous avez parcourus ?

LC : Pour ce qui est de l’écosystème de la rade de Brest, il existe de vrais paradoxes. Des parties de cet écosystème présentent une biodiversité et des arrangements d’espèces, ce que l’on appelle des communautés ou des habitats, qui sont étonnamment pérennes. On a l’impression que les moines qui les décrivaient au 17ème siècle ont décrit la même chose que ce que l’on voit aujourd’hui. Il y a donc encore des parties de cette Bretagne qui sont incroyablement intactes. Mais, à côté de ça, des parties de l’écosystème ont vu proliférer la crépidule, disparaître ou proliférer des étoiles de mer, disparaître des ascidies etc. Les moules ont complètement disparu récemment. Cela vous donne une impression d’instabilité. Cela ne fait pas bon ménage avec ce que l’on appelle un écosystème sain. Se superposent là-dessus aujourd’hui un changement climatique, des réchauffements, des périodes estivales très chaudes, des problèmes d’oxygène dans l’eau, de développement d’algues toxiques qui n’étaient pas présents en rade de Brest et en Bretagne avant la fin des années 1970. On y retrouve tous les ans maintenant des algues réellement toxiques pour l’homme, mais aussi pour la faune. On a une espèce de cocktail dont on ne connaît pas bien la composition des stress qu’auront à encaisser les écosystèmes côtiers. Vous ne savez pas trop quelles sont les doses, mais on a mis un petit peu de sel, un peu de toxique, un peu de chaleur, un peu moins d’oxygène et un peu plus de métaux lourds. Là on a enlevé le tributylétain mais il est encore dans la vase. Vous avez entendu parler de ce toxique qui était utilisé dans les peintures antifouling? Il est maintenant interdit mais il est quand même dans les sédiments. C’est comme les plombs et mercures qui sont à l’origine contenus dans les mines argentifères des bassins versants de la rade de Brest, qui étaient déjà exploitées à la période romaine. Il y en a dans les sédiments de l’Aulne. Et remobiliser ça, c’est à nouveau contaminer la rade de Brest. Vous voyez, on a à gérer un cocktail de stress et, dans le paysage, vient d’apparaître depuis une trentaine d’années, 40 années, des difficultés liées aux changements climatiques.

Klima : Vos recherches ont aussi démarré grâce à la sphère politique. C’était une commande de regarder pourquoi il n’y avait plus de coquilles Saint-Jacques dans la rade. Est-ce que vous avez toujours des liens avec le politique de cette manière-là, ou avec des sujets qui font actualité ? Quelle est votre posture dans ces cas-là ? Militant ? Passeur de messages ?

LC : En rade de Brest je n’ai plus du tout cette attirance-là. J’en ai fait passer pendant 25 ans, des messages. Je pense que l’une des raisons pour laquelle j’ai envie d’inventer en faisant ce tuilage entre l’art et la science, c’est justement de dépasser cela. J’ai cette impression d’être extrêmement anxiogène, classé écolo-extrémiste. De plus, il faut comprendre que le fonctionnement d’un écosystème côtier est au moins aussi complexe qu’un corps humain. Lorsque vous allez voir votre médecin, il ne vous fait pas un cours de médecine pendant 5 heures pour vous expliquer que vous avez un rhume. Et quand vous venez voir Laurent Chauvaud et que vous demandez un avis, il y a perte de confiance parce que j’ai besoin d’expliquer des choses qui sont des paradigmes qui ne s’expliquent pas en 5 minutes, pas dans le cadre d’une conférence, pas au journal télévisé de TF1. Il y a une vraie limite entre la complexité de l’objet étudié et la complexité des résultats et le temps d’écoute disponible. D’où mon extrême sensibilité à comment l’on fait pour que les gens soient attentifs et curieux pendant une période supérieure à 20 secondes ?

Klima : L’image que vous donnez des médecins est intéressante, parce que l’on voit un médecin quand on va mal. Comment fait-on pour parler avant les crises majeures, avant que tout le monde ait peur, avant qu’il faille agir dans l’urgence ?

LC : Les Bretons, de catastrophe en catastrophe, se sont fait une philosophie de la nécessité d’une mesure continue face aux dégradations et pour l’état de santé, au moins de sa biodiversité. On est pas trop mal placé en Bretagne là-dessus. Ce n’est pas le cas partout. L’image de la médecine n’est pas mauvaise parce que la question que l’on nous pose régulièrement, ce n’est pas « combien y a-t-il de vers marins en rade de Brest ? ». C’est « comment va la mer ? » . Même mieux que ça : « comment va la rade de Brest ? ». Pour continuer le parallèle avec la médecine, on arrive seulement au stade où l’on a inventé le stéthoscope. On sait probablement faire un bilan sanguin, on sait mesurer la température. Mais on n’a pas inventé l’IRM. On ne sait pas faire un électrocardiogramme, on n’a pas inventé la radiologie. On a plein de choses encore à inventer pour étudier quelque chose, je le répète, d’au moins aussi complexe qu’un corps humain.

Klima : Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’étude d’une seule famille d’êtres vivants au point d’y avoir consacré toutes vos recherches ?

LC : C’est vrai que cela paraît extrêmement curieux mais, finalement, il y a un univers qui s’ouvre dans l’infiniment petit. Et c’est vrai dans l’infiniment précis. Contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire, se focaliser sur une espèce, ou en l’occurrence ici une famille, n’aura été ni un cul-de-sac, ni un rétrécissement dans la nature des recherches, mais bien au contraire un éventail d’activités de plus en plus variées. J’ai commencé par l’étude de la coquille Saint-Jacques pour répondre à des questions de pêcheries. « Est-ce que les Bretons ou les Brestois auront, dans 50 ans encore, des coquilles Saint-Jacques à pêcher ? » De cette question simple, très appliquée, est née la question : « est-ce que l’on peut lire l’âge d’une coquille Saint-Jacques ? » Si l’on peut lire son âge, on s’aperçoit qu’elle a bon goût de déposer une marque journalière à sa surface. De cette marque naît l’idée que, finalement, on a la possibilité de mesurer la réponse d’un organisme marin à son environnement à l’échelle du jour. Puis, de façon complètement fortuite, on finit par se dire que si l’on fait un peu de chimie là-dedans, on va trouver des traces de la température et quelques éléments chimiques qui ont le bon goût de moucharder sur la variation de la température de l’eau de mer. On se dit que c’est non seulement une archive mais aussi un thermomètre qui archive les valeurs de la température, puis de la salinité, puis de la quantité d’oxygène etc. On a finalement trouvé des méthodes pour archiver les propriétés de l’eau, par les coquilles Saint-Jacques. On est passé de « on va la manger » à « c’est un outil scientifique qui permet de retracer comment la mer a évolué à l’échelle du jour ». Aujourd’hui, on est à l’échelle de dix minutes. Toutes les dix minutes, une coquille Saint-Jacques peut nous dire quelle est la température de l’eau pendant sa vie. Et effectivement, c’est une coquille Saint-Jacques, mais comme d’autres étudient une souris pour étudier les propriétés anticancéreuses d’une substance, ce n’est pas la souris qui les intéressent, c’est bien le cancer.

Klima : Cette lecture du passé, à travers cette machine à remonter le temps, vous donne-t-elle envie d’influer sur l’avenir ?

LC : Oui, c’est un de mes espoirs. Le premier, c’est d’attirer des étudiants et de démontrer que l’étude d’un invertébré peut éclairer sur les ravages d’activités anthropiques passées. Et, à l’inverse, comme on peut remonter sur des périodes de temps ou dans des écosystèmes que l’on n’a pas encore impactés, on peut remonter à des périodes où il n’y a pas de dragage, pas de contamination par les ports, etc. On peut encore aujourd’hui définir ce qui était la normale. C’est l’une des difficultés une fois que vous avez tout bousillé, vous êtes dans des environnements qui sont déjà fortement agressés, vous n’avez pas la possibilité de savoir quelle était la condition normale de vie, la réponse normale d’une coquille Saint-Jacques.

À l’avenir, ce que je prédis c’est que l’on utilisera la coquille Saint-Jacques comme un système d’alerte, comme les oies du Capitole. Une coquille Saint-Jacques qui fait des mouvements anormaux, on ira vers les sciences de l’ingénieur qui sauront l’instrumenter, l’analyser et pourront alerter une population si nécessaire. Ce sera le cas de la rade de Brest. La version alerte est notre avenir. Je prédis que d’ici une vingtaine d’années ou une trentaine d’années on en sera capable. Par la coquille Saint-Jacques, ou d’autres, on utilisera la nature pour la protéger elle-même.

Aujourd’hui, les capteurs qui sont dans l’eau sont des capteurs physiques et de pression, de température, de pH. On s’approche de la chimie, très, très peu de la biologie. Il y a très peu de capteurs immergés en mer, voire pas du tout, qui sont proches de la biologie. Le peu qu’on ait, ils écoutent des baleines, des sons, ça, ça marche bien. La puissance vers le grand public, quand vous dîtes « j’entends chanter des baleines » ou si vous dites « j’entends chanter les coquilles Saint-Jacques », et que vous leur dîtes, « ce chant-là devient un système d’alerte », vous avez double intérêt : un intérêt scientifique, un intérêt de l’alerte et du transfert de connaissances ou du transfert vers le grand public.

Klima : Et si vous étiez interrogé pour une consultation citoyenne, un projet, où l’on vous donne un budget illimité, qu’est-ce que vous voudriez faire ?

LC : Personnellement je donnerai d’abord des cours d’écologie globale à l’École polytechnique et à l’ENA. L’argent le mieux dépensé du monde ce serait ça. Il faut bien imaginer que nos décideurs, au plus haut niveau, la dernière fois qu’ils ont eu un cours de biologie c’était en troisième. On est en train de parler d’un monde en péril. L’écologie devient un sujet central à toutes les élections et à tous les niveaux, et les gens pour qui l’on vote au plus haut niveau ne sont pas capables de définir les termes de chaîne alimentaire, de photosynthèse, ne sont pas capables de dessiner le cycle du carbone et d’expliquer pourquoi le CO2 s’en va à hauteur de 20 gigatonnes dans l’océan chaque année. Je pense qu’il y a une urgence à prendre des décisions. C’est notre génération, la mienne, la vôtre, maintenant qui doit décider, et pas ceux qui sont à la maternelle et qui prendront le relais dans 50 ans. C’est cuit ça. Je suis en train de parler de quatre heures de cours. Cela suffira. Il faudrait avoir trois concepts ou cinq paradigmes en tête. C’est tout.

Klima : Et quand vous parlez de temps, vous pensez que c’est quelles échelles de temps ?

LC : C’est pas moi qui le dit, le GIEC. Si dans la dizaine d’années, on n’a pas réagi franchement et massivement, je me rends bien compte que ça va être très, très, très dur.

Dans les réunions que j’ai avec des pêcheurs, on se pose des questions à deux ans, mais à dix ans, vous allez changer de vocabulaire. Les questions ne sont plus les mêmes. Il y a une forme d’autisme. Pas individuel, un autisme d’une société.

Klima : Quels sont les liens aux vivants qui sont importants pour vous ?

LC : Je ne peux pas analyser pourquoi on a dérapé à ce point-là, parce que moi, je viens d’un milieu extrêmement rural. Mes parents et mes grands-parents étaient agriculteurs. La relation au vivant était respectueuse. Mais ces gens-là étaient esclaves de leurs animaux. C’est-à-dire qu’ils y mettaient une attention incroyable, se lever le matin et se coucher le soir en étant extrêmement attentifs au bien-être, pour des raisons de production. Ils ont parlé de la nature de ces animaux au quotidien. C’était une nécessité, et donc ça faisait partie du vocabulaire, de la culture. Donc, évidemment, même ça a disparu, même sur les animaux terrestres. Pour la partie marine, déjà on part avec un handicap parce qu’il y a une énorme part de la biodiversité et des animaux marins qui ne sont pas visibles au quotidien. Ils sont visibles dans les livres de photographies et sont visibles pour une petite partie de notre humanité qui est là pour témoigner que ça existe. Mais finalement, vous voyez pas que la relation est déjà entachée d’un sacré biais.

Klima : Nous allons finir sur trois questions : en temps difficiles, quel serait votre lieu refuge ?

LC :  C’est marrant parce que cette question s’est posée, là, récemment. Temps difficiles… on vient de sortir de temps difficiles. Difficiles dans le sens apocalyptiques, ou… ?

Klima : Comme vous voulez.

LC : Moi, je suis vraiment, vraiment, vraiment bien au Groenland. En aucun cas je descends au sud. L’Aber Wrac’h me va bien. Je suis vraiment bien dans ce type d’endroits. Mais j’ai ce luxe, alors c’est un peu dégueulasse de dire ça, mais ce luxe d’avoir plein de place autour et j’ai plein de terrains et pas de voisins.

Klima : C’est là où vous habitez ?

LC : Oui, je suis bien, je peux rester là. C’est encore en altitude. La mer peut monter. Et j’ai un jardin. Le concept d’oasis marche bien chez moi. J’élève des poulets et des moutons. J’ai une serre et un grand jardin potager. Je peux parler de circuit court à qui veut, c’est de l’ultra court chez moi.

Klima : Si vous aviez des antennes de langoustines, vous aimeriez capter quoi ?

LC : C’est peut-être une forme de musique. Je ne sais pas ce qu’il y a dans un cerveau de langouste, là, si ça se trouve, elles entendent une musique alors moi je veux bien écouter ce qu’elle entendent. Il y a surement une espèce de chorus qui est beaucoup plus organisé, qui suit des rythmes aujourd’hui et qui suit des saisons. Il y a au moins ce rythme-là. Après, des rythmes au sein de la journée beaucoup plus rapides.

Klima : Si vous étiez un autre être vivant qui peuple notre terre, un animal, un végétal ou un rocher, qui vit soit dans la mer, dans les profondeurs ou dans les marais, vous seriez quoi ?

LC : Il y a une bestiole qui me fascine, un groupe de bestioles. C’est en Antarctique. Un animal qui s’appelle un pycnogonide.

Klima : À quoi ça ressemble ?

LC : C’est entre un insecte et un décapode, entre une araignée de mer et un insecte. Et  le seul truc qui m’emmerde, pour répondre à cette question, c’est que je ne sais pas combien de temps ça vit.

Klima : Vous voulez vivre longtemps ?

LC : Un peu…, parce qu’il n’y a plein de bestioles marines qui ne vivent que six mois.

Klima : Elles ont peut-être l’impression de vivre longtemps ?

LC : Ça c’est vrai, mais il ne faut pas me demander cet effort d’abstraction-là. Mais en Antarctique, on vit longtemps, c’est ça qui est bien. Et c’est simplement beau. Donc je veux bien être un pycnogonide en Antarctique. Et puis c’est le mâle qui porte les œufs.