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Marie-Yvane Daire

Portrait
Marie-Yvane Daire -

Docteure HDR, Marie-Yvane Daire est archéologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du CReAAH (Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire). Ses recherches concernent les sociétés protohistoriques de la façade atlantique de l’Europe. Outre un intérêt accru pour les formes d’exploitation des ressources maritimes et côtières (pêcheries, pêche, sel…) et une approche conceptuelle des sociétés côtières et insulaires, elle développe depuis plusieurs années une analyse diachronique des changements environnementaux sur le littoral et de la vulnérabilité du patrimoine côtier et insulaire, à travers des projets de recherche, nationaux et internationaux, collaboratifs et participatifs (Arch-Manche, ALeRT, ALOA). Elle est également présidente de l’association L’AMARAI (Association Manche Atlantique pour la recherche archéologique dans les îles).


La mer n'est pas une frontière

Docteure HDR, Marie-Yvane Daire est archéologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du CReAAH (Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire). Ses recherches concernent les sociétés protohistoriques de la façade atlantique de l’Europe. Outre un intérêt accru pour les formes d’exploitation des ressources maritimes et côtières (pêcheries, pêche, sel…) et une approche conceptuelle des sociétés côtières et insulaires, elle développe depuis plusieurs années une analyse diachronique des changements environnementaux sur le littoral et de la vulnérabilité du patrimoine côtier et insulaire, à travers des projets de recherche, nationaux et internationaux, collaboratifs et participatifs (Arch-Manche, ALeRT, ALOA). Elle est également présidente de l’association L’AMARAI (Association Manche Atlantique pour la recherche archéologique dans les îles).

Elle récolte et partage le savoir de nombreux sites archéologiques, menacés de disparition par la montée des eaux. Pour elle, ils sont des « éléments pour mieux connaître et comprendre les occupations humaines sur le littoral, mais aussi tous ses changements climatiques ».

Elle partage avec nous son regard croisé entre science et histoire, son appréhension du temps long et, par conséquent, son recul par rapport aux discours « catastrophistes » concernant le changement climatique.

Entretien mené par Klima (Sophie et Marie), le 26 août 2020, à Rennes.


Un rapport physique aux rivages

Klima : Marie-Yvane, est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots ?

MYD : Je suis directrice de recherche au CNRS, archéologue, spécialisée dans la recherche archéologique sur le littoral dans les îles, et parallèlement je suis présidente d’une association qui s’appelle AMARAI, Association Manche Atlantique pour la Recherche Archéologique dans les îles.

Klima : Une humeur du jour ?

MYD : Une humeur du jour ? Vu le temps, j’aimerais bien être sur le terrain.

Klima : On aimerait connaître un peu votre rapport à la mer… Où est-ce que vous avez grandi ?

MYD : Ah, alors, effectivement, tout est là ! Je suis d’une famille originaire du Finistère avec une maison familiale qui était les pieds dans l’eau et un petit jardin régulièrement inondé à marée haute pendant les grandes marées. Et puis, après, avec nos parents, on a beaucoup voyagé. J’ai vécu pendant quinze ans de ma vie outre-mer, à la Martinique, à Tahiti, à la Réunion… donc un rapport très fort avec le littoral, la mer et les îles, et je crois que tout s’est construit là. Après, pour des raisons diverses et variées je suis venue travailler à Rennes, mais du coup mon lien avec le littoral et la mer s’est inscrit dans mon projet professionnel.

Klima : Quel est votre premier souvenir du contact avec le rivage, avec l’eau ou avec les profondeurs ?

MYD : Mon premier souvenir avec les rivages sont les souvenirs de toute petite enfance. Déjà, la mer m’a sauvé la vie. Etant bébé, j’étais malade, et ce sont des piqûres d’eau de mer qui m’ont sauvée. Les séjours chez ma grand-mère dans le Finistère en sont aussi, avec les pieds dans l’eau, des bains d’algues, etc. C’est donc un rapport, je dirais, qui est très sensuel. J’ai une relation vraiment très physique avec ce milieu-là, et dès que ça ne va pas, qu’il y a une difficulté, une fatigue, me plonger dans la mer est ce qui me fait revivre. Donc j’ai un rapport très physique, très charnel avec la mer, avec le sable, avec les rivages… L’odeur des algues, par exemple, c’est quelque chose qui m’enchante.

Klima : À quels rivages êtes-vous attachée, vous sentez-vous reliée ?

MYD : Je pensais que mon ancrage était typiquement finistérien par l’histoire familiale, et puis après, pour avoir voyagé et avoir continué à voyager, à découvrir d’autres rivages au cours de ma carrière professionnelle, je me rends compte, qu’en fait, j’ai un attachement qui n’est pas dépendant d’un territoire, c’est le milieu maritime. Et particulièrement les îles en fait. J’ai un rapport aux îles qui est très particulier, dans la mesure où, dès que je mets le pied sur une île, je me sens bien, en sécurité. Pour moi, le milieu insulaire c’est un milieu extrêmement sécurisant. On est entouré d’eau et ça c’est formidable. Contrairement à d’autres personnes qui se sentent très mal dès qu’elles mettent le pied sur une île par son sentiment d’emprisonnement, d’angoisse… Pour moi, au contraire, ce sont des espaces de liberté. Donc je dirais que j’aime toutes les îles du monde, a priori. Je n’en connais qu’une toute petite portion, mais je dirais qu’à défaut d’avoir les moyens de m’acheter une île, finalement, je me dis que j’appartiens à toutes. Aucune ne m’appartient mais moi j’appartiens à toutes les îles, voilà, c’est comme ça que je me caractériserais.

Les littoraux comme lieux de passage et de contact

Klima : C’est pas mal déjà. Vous vous définissez comme archéologue du littoral. Est-ce que vous pouvez nous dire en quoi cela consiste et quelles sont les spécificités de ce rapport à la mer ?

MYD : Archéologue du littoral, c’est vrai que ce n’est pas un titre académique. J’ai d’ailleurs mis pas mal de temps à le revendiquer, mais finalement c’est par expérience que je me suis rendu compte que, travaillant sur les populations anciennes, il y avait quand même un fond commun, au-delà des cultures et des territoires. Parce que, justement, il y a ce rapport de l’homme à la mer, à la fois dans l’exploitation des ressources, et puis aussi dans le fait que, pour la plupart des archéologues, la mer ou les rivages ce sont des frontières, des limites. Et moi, très vite, j’ai intégré le fait que ce ne sont pas des limites. Les littoraux, ce sont des lieux de passage, de contact. C’est vraiment cette spécificité-là qui m’intéresse et qui permet d’aborder des choses sous des angles différents. À partir du moment où l’on considère que la mer n’est pas la fin des terres mais le début au contraire d’autres contacts possibles, quand on prend conscience aussi qu’il y a déjà des voies maritimes, comme il y a des voies terrestres… C’est tout le concept de “meritoire” qui a été développé par certains géographes, où finalement la mer n’est pas une absence de territoire au contraire c’est un territoire qui a ses routes, ses circuits, ses conditions de navigation, ses conditions de circulation… Et donc, voilà, moi c’est ça qui m’intéresse en premier lieu.

Klima : Avez-vous une période d’étude de prédilection ?

MYD : Au départ, on a toujours une spécialité. La mienne était l’époque pré-romaine, l’époque gauloise, sur le territoire européen, et plus spécifiquement l’ouest de la France. Mais finalement, travaillant sur le littoral, je me suis vite affranchie de cette spécialité chronologique. Je me suis rendu compte que ne porter un regard que sur une tranche de temps, c’était se limiter dans le cheminement intellectuel, et qu’il fallait aborder les choses sur un temps plus long. Et l’archéologie nous y oblige aussi par rapport au type de vestiges que l’on rencontre. Je prends un exemple, les barrages de pêcherie, qui constituent un mode de capture des poissons et des crustacés. Quand on travaille sur ce sujet, ça n’a pas de sens de mettre des limites chronologiques, parce que c’est un système de pêche qui a été inventé à la préhistoire ancienne, dès le mésolithique et qui continue à être pratiqué aujourd’hui. Donc, finalement, travailler sur les rivages, ça incite à aborder les choses dans des enveloppes chronologiques extrêmement larges, si on veut vraiment comprendre les processus et l’évolution des choses.

L’archéologie, un processus proche de l’enquête policière

Klima : Qu’est-ce qui vous intéresse dans la recherche des traces du passé ? Vous vous rappelez pourquoi vous vous êtes intéressée à cette spécificité ? 

MYD : Oui, on va dire que mon intérêt pour l’archéologie est extrêmement long. J’avais décidé à l’âge de 7 ans que je deviendrai archéologue. Donc c’est quelque chose que j’ai poursuivi et que je n’ai jamais lâché. Après, peut-être qu’un psychanalyste irait plus loin dans la démarche, mais je pense qu’il y a quelque part, peut-être un besoin de trouver des racines. Je pense que les gens qui font de la généalogie sont dans la même démarche. On a besoin un peu de comprendre d’où l’on vient, pour essayer de comprendre aussi où l’on va. Je crois que c’est ce besoin de racines et de s’ancrer, de saisir un fil d’ariane qu’on va remonter, comme ça, pour essayer de comprendre les choses et comment ça s’est passé. Donc, il y a une part qui est extrêmement intime et personnelle. Et puis, une part intellectuelle aussi, qui est intéressante parce que la démarche archéologique, c’est un processus proche de l’enquête policière. On part de quelques indices et puis on reconstruit une histoire, un événement. Le travail d’enquête est très stimulant sur le plan intellectuel, très excitant, très compliqué quelquefois aussi. Donc, voilà, je pense que c’est un peu un mix de tout ça.

Klima : Ce sont les découvertes ?

MYD : Oui, les découvertes. Est-ce que c’est la recherche pour trouver ou finalement le plaisir de la quête ? Je finis par me dire que ce qui est le plus important c’est ce que l’on recherche et pas forcément ce que l’on va trouver. D’abord parce qu’en archéologie il y a toujours la surprise. On ne sait jamais exactement ce que l’on va trouver. Et puis, on se rend compte qu’à partir du moment où l’on trouve quelque chose, finalement ça pose plus de questions que ça n’apporte de réponses aux questions posées, et donc ça entretient cette espèce de dynamique d’enquête permanente. Se dire qu’on s’arrête une fois que l’on a trouvé quelque chose, non, le quelque chose nous interroge encore plus. Donc c’est une histoire sans fin.

Klima : C’est bien, ça stimule non ?

MYD : Ah oui, complètement !

ALeRT, programme de recherche sous forme participative

Klima : Est-ce que vous pouvez nous décrire un programme de recherche qui vous tient particulièrement à coeur ?

MYD : Un programme m’occupe beaucoup actuellement et a trouvé sa genèse il y a de nombreuses années. C’est le programme que je conduis avec de nombreux collègues et beaucoup de bénévoles autour des sites littoraux menacés par l’érosion côtière. Le projet s’appelle ALeRT pour Archéologie Littorale et Réchauffement Terrestre. Ce qui est très stimulant, c’est que c’est un programme qui se fait sous une forme participative. C’est-à-dire qu’on a réussi à établir un réseau qui est constitué à la fois de professionnels, de chercheurs, mais aussi de bénévoles et de personnes complètement extérieures à l’archéologie, par exemple les gardes du littoral.

Klima : D’accord. C’est un projet qui existe depuis plusieurs années. Est-ce-que c’est pour ça que c’est celui-ci qui vous tient à coeur ? Parce que vous avez une sorte de recul ? Vous parlez de réseau, le fait que territorialement, il commence à être présent… C’est aussi ça ?

MYD : Oui oui, tout à fait. En fait, si vous voulez, le constat, on l’a fait il y a une trentaine d’années, notamment quand on a créé l’association AMARAI. Il y a des sites archéologiques qui étaient connus, qui ont disparu. Il y en a d’autres qui apparaissent qui sont en péril, et donc, la prise de conscience, elle remonte à une trentaine d’années. Dans les périodes qui ont suivi, on a fait des actions, on a organisé des programmes de fouilles, mais on se rend compte qu’il y avait de la part des pouvoirs publics, disons-le, un désintérêt total pour cette problématique particulière. Je fais une petite parenthèse : en archéologie il y a un dispositif qui a été mis en place maintenant depuis aussi une trentaine d’années qui est celui de l’archéologie préventive, qui permet de faire des fouilles, quand il y a des projets de construction de routes, d’infrastructure… L’idée, c’est de fouiller et comprendre, connaître, avant destruction. Et dans cette archéologie préventive, la façade littorale n’est absolument pas prise en compte, pour des questions à la fois législatives et budgétaires, puisque le fondement de l’archéologie préventive c’est que l’aménageur paye les recherches archéologiques. Dans le cas du littoral c’est la mer, c’est le vent, ce sont les tempêtes qui érodent les côtes. Il n’y a pas d’aménageur, personne pour payer, donc pas de moyens. Donc, tout ça débouchait sur une espèce d’incompréhension de la part des pouvoirs publics où ce pan de la recherche n’était absolument pas pris en compte. Donc moi qui aime bien les challenges, à partir du moment où il y a un truc qui ne va pas ou qui ne se fait pas, je me dis qu’il faut y aller. Donc on s’est dit  : « puisqu’au point de vue national, il n’y a pas de prise en compte de ce problème, nous, qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Et c’est là qu’on a effectivement, petit à petit, construit des outils, des moyens de ne pas laisser un no man’s land en terme de recherche et de prise en compte du patrimoine. Ça s’est fait d’abord sous forme de beaucoup de bénévolat, des moyens spécifiques qu’on a obtenus de la part de la Fondation de France. Ça a été beaucoup du mécénat, en fait, qui nous a permis de fonctionner, et finalement, au bout de trente ans, maintenant, on voit apparaître une prise en compte de la part du Ministère de la Culture, de la part des autorités, une sensibilisation… Mais il a fallu trente ans, donc c’est pour ça que c’est un projet de longue haleine. On ne pensait pas que ce serait si long au départ. On se rend compte que pour faire changer, évoluer les mentalités, il faut du temps.

L’homme s’est toujours adapté ?

Klima : Est-ce-que vous pensez qu’on parle suffisamment du changement climatique en Bretagne ? Qu’on a une perception claire des phénomènes cumulés ? (la submersion, l’érosion, la sécheresse, la baisse du niveau des nappes phréatiques…)

MYD : Oui, je pense qu’on en parle bien. Suffisamment, je ne sais pas si je suis bien placée pour en juger, mais il me semble que oui, on en parle suffisamment. Par contre, je ne suis pas sûre qu’on nous en parle toujours dans les bons termes. C’est à dire que le sujet me semble clivant parce que les médias ont tendance à entretenir un discours catastrophiste. C’est-à-dire, quand on parle de l’effet du changement climatique, c’est tout de suite « submersion », « catastrophe »… Il y a le vieux fond judéo-chrétien, qui dépasse même d’ailleurs ces cultures-là, de l’espèce de punition divine, de fatalité, qu’on parle du déluge ou qu’on parle de la submersion de la ville d’Ys. A partir du moment où le discours est entretenu dans ce sens-là, je pense qu’il est clivant parce qu’il y a les climato-sceptiques qui ne voudront rien entendre, et puis il y a les autres qui vont dire « mon dieu c’est terrible ce qui va se passer ».

L’archéologie permet de prendre du recul par rapport à ce sujet. Je ne nie pas du tout l’accélération du processus, je ne dénie pas non plus l’effet des actions humaines actuelles – l’industrialisation qui accélère le processus –  mais l’archéologie et les sciences connexes nous démontrent que nous sommes dans un processus qui s’est engagé il y a 10 000 ans. On est dans une phase, depuis 10 000 ans, de réchauffement climatique avec montée du niveau marin, qui s’est plutôt d’ailleurs ralentie quand on regarde la courbe d’évolution sur les 10 000 dernières années. C’était une courbe qui était extrêmement rapide et très importante pour toute la période mésolithique, néolithique, et puis là, on est plutôt dans un effet de plateau, avec un processus qui se continue.

Je pense que ça peut être une autre manière d’aborder les choses, non pas d’être fataliste, mais de dire « on est dans un processus qui s’est engagé depuis longtemps, donc ça ne sert à rien d’entretenir un discours catastrophiste parce que l’archéologie nous montre aussi que, depuis 10 000 ans, les populations se sont adaptées à ces changements ». Les gens ont bougé, les activités ont évolué. Donc, je pense qu’il faut un petit peu pondérer aussi le discours. Et peut-être que si on était dans quelque chose justement d’un petit peu plus factuel, un regard un peu plus factuel sur ce processus, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire pour ralentir le processus… Mais je pense qu’on porterait un autre regard et que peut-être on aurait un peu plus d’adhésion des gens, et que ça couperait un peu l’herbe sous le pied aux climato-sceptiques, en disant « mais si, la question elle existe, puisqu’on s’inscrit dans une très longue durée ».

Bon, après se pose la question de qu’est-ce qu’on fait par rapport à ça ? Ma vision est très orientée patrimoine parce qu’il me semble que le patrimoine archéologique était très délaissé dans les réflexions et les discours des pouvoirs publics. On pense beaucoup aux effets sur les populations riveraines, on pense aux activités économiques. Le patrimoine était un peu le parent pauvre de cette histoire, c’est pour ça que j’ai trouvé ma petite niche de militantisme là-dessus, pour essayer de ne pas tout perdre, sachant que la disparition du patrimoine côtier c’est une disparition qui est inéluctable puisque on ne peut pas mettre les sites archéologiques ni les monuments sous cloche. Du coup la seule approche raisonnable c’est de les étudier avant qu’ils ne disparaissent. En fait c’est vraiment ça le processus sur lequel on se fonde.

Klima : De quelle manière votre démarche de recherche archéologique peut-elle servir à nourrir le concept d’adaptation au changement climatique ?

MYD : En regardant ce qui s’est passé dans les siècles et millénaires précédents, ce qui est intéressant, justement, c’est de voir comment les populations humaines se sont adaptées. Et d’ailleurs, pas que les populations humaines, puisqu’en archéologie on a des collègues qui travaillent aussi sur les éléments du biotope, que ce soit les végétaux, les espèces animales… Donc on voit qu’effectivement, il y a des processus d’adaptation que l’on arrive très bien à caractériser. Après, ce qui est difficile c’est de les utiliser pour l’actuel et pour le futur, parce que c’est vrai qu’il y a des conditions qui ont changé, parce que la démographie a beaucoup changé aussi, et que là où des populations néolithiques comprenaient des groupes humains de quelques dizaines de personnes, on est aujourd’hui sur des populations qui sont beaucoup plus denses sur le littoral. Mais ce qui est rassurant d’un point de vu général, c’est de se dire « oui l’homme s’adapte à ces changements de toute façon ».

Klima : D’accord. À quoi sert selon vous la prise en compte du temps long dans la compréhension des problèmes et des enjeux d’aujourd’hui?

MYD : Avoir le recul sur l’ensemble des phénomènes et se rendre compte que certains processus se sont mis en place depuis très très longtemps, ça permet de construire un discours qui n’est pas un discours actualiste et donc politique. Et je pense que ce regard-là, il faut l’avoir sur le temps long, par rapport à la chronologie, mais aussi sans doute sur des espaces plus larges. Je trouve ça bien de regarder ce qui se passe en Bretagne, mais c’est intéressant aussi, après, de changer d’échelle et d’observer un petit peu ce qu’il se passe à une échelle, peut-être pas planétaire, enfin il faut tendre vers ça…

Klima : Oui, regarder comment les autres s’adaptent, ça peut nous permettre d’échanger des façons de concevoir, de percevoir.  Vous aviez dit tout à l’heure que l’homme allait s’adapter. Vous étiez plutôt positive. Vous ne voyez pas l’accélération des dérèglements comme une menace? Je ne sais pas si on aura le temps de s’adapter à ça personnellement.

MYD : Oui je vois ce que vous voulez dire. Je pense que dans l’absolu, oui, l’homme peut s’adapter. Peut-être que ce qui change, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure, ce qui change beaucoup par rapport au passé, ce sont les questions de démographie. C’est que, effectivement, on voit bien que, là, les crises environnementales débouchent sur des crises sociales.  Pourquoi ? Parce que il y a des masses de populations qui doivent migrer et que là, du coup, ce n’est pas juste des groupes humains de quelques dizaines ou centaines de personnes. Mais je dirais que ça dépasse mon champ de compétence. C’est un problème de géopolitique planétaire, pratiquement, où effectivement il y a des fossés qui se creusent par rapport aux injustices environnementales, aux déséquilibres sociaux, etc. que ça génère. Donc là, effectivement il y a une menace, mais je vous dis, moi, résolument je ne vais pas vers le discours catastrophiste.

Mais il faut admettre que certains ne s’adapteront pas

Klima : On sait tous que l’homme s’est toujours adapté mais je pense qu’il y a quand même un moment où l’adaptation est plus difficile et va demander peut-être plus de ressources ou d’impulsion que d’autres moments de l’humanité.

MYD : Oui, je comprends tout à fait ce que vous dîtes. Il faut peut-être admettre aussi que certains ne s’adapteront pas. C’est un discours que tiennent notamment les biologistes. Sur l’histoire de l’humanité, et même au-delà de l’humanité, l’histoire de la planète, certaines espèces ont survécu, se sont développées, se sont adaptées, d’autres pas, d’autres ont disparu. Et finalement, il faudrait peut-être que l’homme soit un peu moins prétentieux. Alors, là, on va très loin dans le discours, mais est-ce-que intellectuellement on est capable d’admettre un fonctionnement de la planète sans homme ? Parce qu’à un moment donné, l’homme n’aura pas réussi à s’adapter, mais d’autres, des virus, des puces, des araignées, des tortues continueront à vivre. Sur le plan philosophique, il faut faire un grand saut, mais je crois aussi qu’il faut peut-être intégrer cette dimension-là.

Klima : C’est ce que je ressentais quand vous avez dit « on s’est toujours adapté ». J’ai l’impression qu’il va y avoir des défis qui vont être tellement vastes et tellement forts. Dans le sens de percevoir les choses et de se dire « peut-être que tout le monde ne s’adaptera pas, peut-être qu’on devra faire autrement ».

MYD : Si vous voulez, je trouve que dans le discours actuel, le discours politique, est extrêmement biaisé. Je reprends la formule du président Macron  : « Make our planet great again». En fait, ce qui nous préoccupe à l’heure actuelle et ce qui préoccupe les politiques ce n’est pas l’avenir de la planète, c’est l’avenir de l’humanité. C’est-à-dire, on pense effectivement aux gens et aux populations, et c’est très bien, mais il ne faut pas se tromper de discours. La planète elle continue à évoluer. L’homme fait des dégâts et beaucoup de mal, mais la planète, elle a cette capacité de résilience. Est-ce-que l’humanité va l’avoir et l’avoir jusqu’au bout, ça c’est la grande question. Vous allez ressortir complètement angoissées !

Klima : Non, pas du tout, on vit avec.

Apprendre la résilience en étudiant les populations anciennes ?

Klima : Dans vos travaux de recherche, vous imaginez à partir d’éléments matériels comment vivaient et s’organisaient les sociétés passées sur les littoraux. Ces découvertes peuvent-elles permettre de proposer de nouvelles manières moins destructrices de vivre sur les territoires littoraux ? Est-ce-que ces cultures passées que vous avez étudiées permettraient de nourrir d’autres façons de vivre aujourd’hui ?

MYD : Je n’en suis pas là dans mes recherches. J’en suis plutôt à un constat qui va vous effrayer. Pour avoir beaucoup travaillé notamment sur les gaulois, je me rends compte que ça fait quand même un sacré bout de temps que l’homme détruit. Je vais prendre un cas très particulier. J’ai travaillé pendant des années sur la question de la production du sel sur le littoral breton. Les gaulois avaient une technique de production de sel, à partir de l’eau de mer, où on la faisait chauffer, on la faisait bouillir jusqu’à évaporation de l’eau et obtention de pain de sel. Et j’en suis avec des collègues à m’interroger sur l’impact écologique de cette activité. Donc là on remonte il y a plus de 2000 ans. Aujourd’hui, si vous allez à l’île d’Hoedic il doit rester un arbre, deux peut-être. Or, dans nos fouilles sur place, on a retrouvé énormément de charbon de bois, des éléments de chênes, des éléments de végétation et on se rend compte que les gaulois ont énormément impacté leur environnement végétal. A contrario, on a des collègues qui travaillent notamment sur la gestion des forêts, ou ceux qui travaillent sur l’exploitation des ressources marines, qui quelquefois arrivent à mettre en évidence par exemple une saisonnalité de la pêche, qui est donc respectueuse des périodes de reproduction de certaines espèces. Donc là ça c’est plutôt quelque chose d’encourageant et qui pourrait, et qui est déjà d’ailleurs, appliqué. Enfin quand les gens respectent les règles. Mais les saisons de pêche, les coquilles Saint Jacques par exemple ou autre, ça c’est quelque chose qui s’inscrit effectivement dans une espèce de tradition, où, malgré tout, il y a des périodes comme ça où les populations ont perçu la nécessité de « gérer » l’environnement, les espèces végétales, les espèces animales… Mais je ne suis pas certaine que finalement on puisse véritablement tirer des leçons pour l’instant de tout ça pour l’avenir.

Anticiper les ruines du futur ?

Klima : Comment considérez-vous les bâtiments sur le littoral qui risquent d’être submergés aujourd’hui ? Comment faire accepter leurs futures ruines ?

MYD : Je pense que s’installer sur le littoral… je comprends cette démarche parce qu’on recherche la proximité de ce milieu, mais, en même temps, en s’installant à ces endroits-là, on sait que ce qu’il va se passer. Donc ce qui n’est pas très honnête dans certains discours actuels c’est de jouer l’effet de surprise « ah mon dieu, on ne savait pas ». Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire. Il y a suffisamment d’écrits. Je pense notamment à la zone de la Tranche-sur-Mer où il y a eu la tempête Xynthia et les effets qu’on connaît. Et si on avait juste pris la peine d’ouvrir quelques bouquins d’histoire… Il y a suffisamment d’historiens qui ont travaillé sur cette zone et qui ont démontré par le passé que jamais les populations ne se seraient installées à cet endroit-là, en contrebas du niveau de la mer, parce que c’était s’exposer d’emblée à une submersion. Donc je pense que c’est justement cette absence de regard rétrospectif sur comment faisaient les anciens, sensibles à l’environnement, qui réfléchissaient avant d’implanter leur maison. Et quand on se prive de ce regard rétrospectif, de ce regard sur les périodes historiques, on fait des bêtises. Et du coup, ne sont surpris que les gens qui n’ont pas voulu voir. Je pense que s’installer sur le littoral, c’est s’exposer effectivement au risque de submersion, au risque de destruction, tempêtes de surcotes marines, etc. Et c’est donc un peu la rançon à payer. Donc quand on s’installe sur le littoral il faut le faire en acceptant que c’est le milieu environnant qui aura le dernier mot. Donc c’est ça, c’est être un peu modeste, en fait.

Partage et transmission autour des fouilles archéologiques

Klima : Dans vos projets de recherche, quel rapport avez-vous avec les habitants, le grand public ? Comment transmettez-vous les résultats de vos recherches ?

MYD : Ce qui fait sens pour la plupart des archéologues, outre avancer dans la connaissance scientifique et publier de beaux articles, c’est d’arriver à faire prendre conscience aux populations qu’il y a un patrimoine qu’elles côtoient tous les jours. Le leur faire connaître c’est important, parce que si elles le connaissent, elles se l’approprient, et elles en seront les meilleurs garants et les meilleurs gestionnaires. Lorsqu’il y a des fouilles archéologiques, la première chose que l’on fait c’est le petit article dans le bulletin communal ou paroissial. Il y a la conférence publique, il y a la porte ouverte pour que les gens puissent venir voir. Tout cela justement pour que l’on soit dans cette démarche de « on ne vient pas prendre des choses chez vous, non, on vient un peu vous révéler une partie de votre passé, de votre territoire et charge à vous de vous l’approprier ». Dans les projets que je développe plus spécifiquement sur le littoral comme ALeRTE ou ALOHA, la communication est un des piliers du projet, parce que l’on est dans une démarche de science participative en proposant aux gens, aux populations locales, de devenir acteurs de terrain. C’est tout un réseau extrêmement riche qui a pu se construire au fil des années, justement parce qu’il implique des gens concernés.

Je vais prendre un cas concret : quand il y a des tempêtes, quand il y a une violente tempête sur le littoral, il est évident que c’est pas les dix archéologues qui sont regroupés dans ce laboratoire qui vont arpenter les milliers de kilomètres de côtes. Donc on sensibilise en amont les populations locales en disant « quand vous vous promenez, vous promenez votre chien, vous vous baladez, vous suivez le trait de côte, si vous voyez quelque chose d’anormal, quelque chose qui vous interroge, vous nous le signalez et nous après on vient voir, on discute, on échange. Et éventuellement, si l’expertise révèle des vestiges archéologiques, là on va plus loin dans le processus de connaissance. Donc on a vraiment besoin de ce réseau des relais de terrain.

Il y a les communes, les associations locales bien sûr qui s’intéressent au patrimoine ou à la côte, certaines écoles aussi. On se dit que travailler avec les enfants c’est bien, parce que sensibiliser des enfants ce sont nos bâtisseurs, nos aménageurs, nos décideurs et nos politiques de demain. Donc un gamin qui aura suivi comme ça une petite formation sur le terrain, moi je pense que ça peut le marquer durablement. Et puis on a eu des actions plus spécifiques avec des organismes qui n’étaient pas voués à s’intéresser à l’archéologie. Je pense notamment au Conservatoire du littoral, où là on a organisé des formations spécifiques pour les gardes du littoral, parce que là on a aussi un formidable réseau de personnes qui sont des observateurs par leur métier. Ils comptent les oiseaux, ils comptent les plantes, ils surveillent les oeufs, la nidification… Ce sont des gens qui ont cette capacité d’observation du terrain. On s’est dit, pourquoi ne pas leur donner aussi les clés d’une observation plus tournée vers l’archéologie. Donc on a fait des formations pour les gardes du littoral et depuis on a plusieurs gardes du littoral qui sont des informateurs archéologiques, qui nous signalent quand un site apparaît, se trouve en danger, ils font des reportages photos, etc.

Bavardages aquatiques et coquille dure

Klima : on a deux questions sur d’autres manières d’être vivant. Parce que quand on parle du changement climatique ou de l’évolution du littoral on garde souvent une vision anthropo-centrée. Et donc là, on voulait vous poser deux questions qui sont liées à d’autres manières d’être vivant. Si vous aviez des antennes de langoustines vous aimeriez capter quoi ?

MYD : J’aimerais capter, et surtout comprendre, les discussions entre les dauphins, et cette catégorie de mammifères. Comprendre ce qu’ils se disent. Parce qu’ils parlent beaucoup, ils sont très bavards, ils se racontent plein de choses, je serais vraiment curieuse de savoir ce qu’ils se racontent !

Klima : Si vous étiez un autre être vivant qui peuple notre terre, un animal, végétal ou un rocher qui vit soit sur les rivages, dans les marais ou dans les profondeurs, vous seriez quoi ?

MYD : Oh je pense un bigorneau ! Un bigorneau parce que c’est tout petit, c’est bon. C’est pas… comment dire… très expressif ni expansif mais le bigorneau il a beau être tout petit et il a une coquille qui est extrêmement dure. Il peut se protéger de tout. Il est tout petit, mais il rentre dedans et une fois qu’il est rentré dedans, ça devient un caillou. Et finalement les autres peuvent s’y casser les dents. Donc je crois que le bigorneau ça m’irait bien.

Il y a un autre animal que j’aime beaucoup. J’ai vraiment une affection particulière, c’est le poulpe. Mais donc c’est tout le paradoxe parce que le poulpe lui elle est extrêmement vulnérable, il passe sa vie à chercher des bouteilles ou des amphores ou des trucs pour se protéger parce que il est tout mou. Et que de ce fait il est vulnérable. Par contre il est très puissant avec tous ces bras. Et puis j’avais vu un reportage étant gamine sur la sexualité des poulpes et c’était quelque chose d’absolument fantastique. C’est passionnant, parce que le mâle et la femelle en fait se font une espèce de danse de séduction. Donc la madame elle a ses organes sexuels sous un de ses bras mais le monsieur ne sait pas sous quel bras. Donc en fait il va falloir qu’il aille chatouiller sous ses huit bras pour trouver le chemin… Mais du coup ça donne des ballets et des danses je trouve ça extrêmement gracieux. Mais c’est tout le paradoxe parce quautant le bigorneau pour moi c’est un être petit et invulnérable, le poulpe est apparemment plus puissant mais extrêmement vulnérable par son corps tout mou. Donc voilà je pense que j’opterais quand même pour le bigorneau.

Klima : Vous préférez la force du petit…

MYD : Alors autrement dans des personnages aquatiques extrêmement séduisants, je sais pas si vous avez lu ce bouquin… c’est sur les berniques, sur les patelles. C’est incroyable ! On se dit c’est très bête quand on le voit le chapeau chinois, c’est complètement stupide et non, en fait ça se déplace, ce sont des grands voyageurs. Si on transposait à l’échelle humaine, il se déplace énormément, il voyage beaucoup. Il y a des gens qui font de la cartographie du déplacement des patelles. Ça n’arrête pas de cavaler en fait. Et en plus ce sont des animaux qui ont une vie sociale qu’on ne soupçonne pas. Or en fait, je crois que c’est Keller qui a observé ça dans un de ses écrits, dans un de ses romans, il y a eu un accident il y a eu une patelle qui s’est décrochée d’un rocher. Il y a eu une vague elle ne s’est pas méfiée et elle s’est décrochée et elle est tombée sur la pointe. Et du coup sur la pointe elle était très vulnérable parce que n’importe quel oiseau pouvait venir la manger. Elle n’était plus accrochée à son rocher. Et les autres patelles se sont déplacées, il y a eu quatre ou cinq autres patelles qu’ils se sont déplacées, qui sont descendues du rocher, qui sont venues à côté et qui l’ont poussée pour qu’elle se remette droite. C’est-à-dire qu’il y a une solidarité entre les patelles qu’il n’y a pas à mon avis entre les êtres humains. Parce que quelqu’un qui tombe dans la rue, personne se bouge pour le ramasser. Là, les patelles, elles ont saisi le danger et elles sont intervenues pour sauver cette patelle. Moi je trouve que c’est une histoire extraordinaire.

Klima : Donc ça veut dire qu’en terme de communication… comment elles s’envoient des messages ?

MYD : Et oui ! Mais oui ! Alors ça veut dire qu’elles se déplacent, qu’elles communiquent, qu’elles ont un sens du groupe social, et de la solidarité, et de ce qu’il faut faire en plus, de la solution technique de se mettre à plusieurs pour la pousser et faire en sorte qu’elles se redressent. Mais écoutez, que l’espèce humaine prenne un peu modèle! C’est extraordinaire !

Klima : Marie-Yvane, merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions !

MYD : Merci à vous !

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