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Relire le Mur de l’Atlantique

Auteur·e : Charles Debord

Designer & artiste,

Né en 1996 à La Rochelle de parents anciens élèves de Paul Virilio, il quitte ensuite le littoral pour des études de design à Paris et poursuit actuellement des études d’arts visuels à Amsterdam. Il produit des images mouvantes ou fixes et des textes inspirés de lectures, de cinéma et d’expériences de voyage.



C’est en marchant sur les côtes de l’Atlantique que l’on peut observer les vestiges des bunkers allemands construits durant la Seconde Guerre mondiale. Il est possible de les trouver çà et là au cours de promenades sur les plages, dans les dunes, les bois et falaises qui constituent le littoral. Mais lorsqu’il s’agit d’envisager ce qu’était le projet du Mur de l’Atlantique, nous aurions tort de considérer ces vestiges uniquement comme des éléments isolés.

Le Mur de l’Atlantique est un projet d’envergure mis au point en 1942 par le pouvoir militaire allemand et dont la réalisation fut confiée à l’Organisation Todt, groupe de génie civil dirigé par Fritz Todt de 1933 à 1942 puis par Albert Speer une fois le projet rattaché au ministère de l’armement. La fonction de ce mur était de prévenir un possible débarquement allié sur les côtes atlantiques, au vu de la mobilisation allemande sur le front de l’Est. Treize millions de mètres cubes de béton constituant de nombreux ouvrages s’étendaient sur 4 000 km de côtes françaises, belges, néerlandaises, danoises et norvégiennes.

Manifeste de la technicité

Observer ces ruines à la lumière des idées développées par Paul Virilio dans « Bunker Archéologie » et Gilbert Simondon permet d’envisager ce projet dans les dimensions complexes qui en font un projet de design d’envergure. Cette perspective permet de mieux comprendre comment cette structure militaire établit un nouvel ordre de fonctionnement réticulé des infrastructures.

Il est intéressant d’étudier les éléments structurels de ce mur dans une perspective individuelle et voir dans quelle mesure ils manifestent déjà leur caractère technique propre, ce que Gilbert Simondon nomme l’aspect phanérotechnique.

En effet, chaque pièce, que ce soit un poste de direction de tir, une forteresse protégeant un port, une base de sous-marins ou un poste de tir unipersonnel, fonctionne de manière indépendante et possède les infrastructures nécessaires à son personnel ainsi que pour assurer sa protection.

Le fait d’utiliser dans la majorité des constructions le béton est un moyen simple et efficace de créer des ouvrages solides et de les mettre en place le plus rapidement possible, leur forme est donc le résultat d’un pur fonctionnalisme.

Mais ces formes sont aussi en elles-mêmes manifestes de qualités structurelles et répondent à leur fonction assignée. Un autre aspect des qualités techniques mises en place concerne l’insertion dans le paysage des éléments constitutifs du mur. Chacun est positionné dans le paysage en des points clés, et par la valeur tactique, domine, prolonge un sommet ou se loge dans des anfractuosités. Le camouflage est un autre aspect fonctionnel répondant à la nécessité militaire, qui se traduit souvent par un traitement de la texture du béton formant un motif qui joue sur les capacités de perception visuelle, contribuant à faire se fondre l’objet camouflé dans le paysage environnant.

Le fonctionnement en ensembles et réseaux

Cependant, nous aurions tort de penser que le Mur de l’Atlantique est uniquement constitué de ces éléments séparés. Car son unique raison d’être est en réalité de participer d’un ensemble beaucoup plus vaste : le système totalitaire nazi. Il s’agit en réalité d’un dispositif tentaculaire et complexe reposant sur la mise en relation de divers réseaux. Au-delà d’un projet d’ingénierie, le Mur de l’Atlantique fut avant tout conçu comme un projet idéologique d’envergure.

Concernant son inscription dans un ensemble technique, ce projet a la particularité d’être le premier dispositif, en termes de fonctionnement, à mettre en œuvre plus d’équipements et d’armements invisibles et immatériels que proprement physiques.

En effet, en plus de l’ensemble des ouvrages en béton dédiés à une défense proche, requérant de voir l’ennemi, voire sa présence immédiate pour fonctionner, dans le cas des installations sur les plages, les obstacles dans les terres, les champs de mines ne sont que la partie physiquement visible du dispositif.

L’importance du Mur de l’Atlantique réside dans les instruments de surveillance qui le composent : radars, stations radio d’écoute et de communication, bases de sous-marins et outils permettant d’échanger des informations avec eux.

Toutefois, même dans le cas des défenses physiques étudiées précédemment, leur capacité défensive réside dans la communication avec l’ensemble, la couverture totale de l’espace côtier, le déploiement d’un maillage serré d’obstacles, idéalement en tout point du territoire.

Par ailleurs, cet ensemble technique se manifeste par des points clés : des bunkers placés dans des endroits stratégiques, une station radar implantée sur une hauteur plus en amont dans les terres, sont les signes visibles que ce système fonctionne en adéquation avec l’espace géographique investi. De plus, les installations sont parfois implantées dans des lieux possédant déjà un patrimoine stratégique, qui sont transformés, avec une économie de moyens et un gain d’efficacité qui sont un travail d’organisation et d’insertion remarquable.

L’ensemble stratégique dans lequel opère le Mur de l’Atlantique est plus vaste encore que l’espace côtier, il s’agit d’un réseau de détection et de renseignement s’étendant à l’Europe entière, un maillage radar permettant de surveiller la totalité du ciel, avec des radars panoramiques couvrant chacun un rayon de 300 km.

Cela permet de produire une cartographie en temps réel de l’espace aérien, nuit et jour de l’ensemble de l’Europe et ainsi de prévoir les attaques et permettre d’organiser la défense du territoire. Les systèmes de détection ont aussi un potentiel d’espionnage, dans l’idée de ne plus anticiper les actions ennemies mais de les prévoir.

Ceci permet l’accélération et le perfectionnement du processus de la guerre, qui ici évolue vers les conflits modernes liés aux enjeux d’information, de rapidité de réaction. Le système défensif n’est plus un élément fixe mais bien un système qui dépasse largement sa présence physique et rayonne de manière immatérielle.

Ce qui rendrait possible l’efficacité du Mur de l’Atlantique, et qui est la raison essentielle de son dysfonctionnement est la nécessité de s’insérer dans un réseau humain. Ce réseau n’aura jamais été suffisamment développé pour activer la capacité défensive du mur lors du débarquement.

En effet, son fonctionnement requiert, en plus de la présence de troupes dans les fortifications, un ensemble militaire mobile qui devait prendre place en arrière et sur le mur. Car la capacité défensive d’un rempart est formée par ceux qui y prennent place, qui l’occupent, et font que c’est plus qu’un ensemble statique. Cet échec de l’inscription dans un réseau humain est intimement lié à l’ensemble social et au projet idéologique totalitaire.

Pour une éthique

Ce projet s’inscrit dans un autre ensemble humain, plus large, le civil. Il est pensé en termes idéologiques, avec une valeur de propagande, mettant en avant les prouesses techniques réalisées dans le but de protéger les peuples vivant sous sa protection.

Mais plus que cela, l’objectif idéologique recherché par cette mise en réseau des différents ensembles est l’adhésion des peuples au nazisme, essentiellement de manière détournée, en touchant au domaine psychosocial.

En effet, par le principe du rempart, le Mur de l’Atlantique a la vocation de rassembler les populations, de former une unité et une identité commune à l’Europe, telle une forteresse assiégée. Cela établit une frontière, sépare, institue un dedans et un dehors, en agissant par le biais des techniques mises en œuvre sur l’inconscient collectif. Ces techniques fonctionnant en relation avec les systèmes de propagande et de diffusion de l’information aux masses.

Le projet idéologique est que par cette identification et cette participation des masses à la mise en place du dispositif, d’abord par l’implication des travailleurs construisant les ouvrages, puis par une participation liée aux systèmes d’information tels que la radio, mais aussi aux organes d’espionnage et de dénonciation, les populations tendent, sous cette action psychosociale, à craindre et voir comme une potentielle agression la perspective d’un débarquement de libération allié.

C’est peut-être à partir de tous ces éléments que peut se manifester le caractère technophanique du Mur de l’Atlantique, c’est-à-dire l’impression esthétique qu’il peut susciter par la manifestation de sa technicité, dans le sens où chaque élément s’inscrit dans chacun des réseaux étudiés, tous complexes et perfectionnés.

Cette organisation est une prouesse militaire à la fois technique et idéologique, dans la manifestation de tous ces systèmes fonctionnant ensemble dans le cadre de la guerre totale. Cette courte étude nous montre que dans une perspective technique, tout objet peut avoir sa propre épiphanie esthétique.

Enfin, cette analyse nous ramène au caractère pharmacologique de la technique, qui peut indépendamment de l’éthique atteindre son épiphanie, et maintient la question de la justesse du geste technique. L’épiphanie peut se produire dans un contexte inacceptable sur le plan éthique, humain et environnemental. Nous avons ici à faire à un projet qui dans son accomplissement et sa subordination à une idéologie, contribue à rendre le monde inhabitable, et dont la mémoire reste encore aujourd’hui éparpillée sur les côtes européennes.

Auteur·e : Charles Debord

Designer & artiste,

Né en 1996 à La Rochelle de parents anciens élèves de Paul Virilio, il quitte ensuite le littoral pour des études de design à Paris et poursuit actuellement des études d’arts visuels à Amsterdam. Il produit des images mouvantes ou fixes et des textes inspirés de lectures, de cinéma et d’expériences de voyage.